Pour une alternative à la politique économique

Sénégal

#Enjeux2019 – Le changement de paradigme devrait s’appuyer sur le contrôle de certains secteurs clés par l’Etat, la promotion du secteur privé national, la priorité à la coopération intra-africaine et Sud-Sud.

#Enjeux2019 – Le candidat Macky Sall avait fait campagne sur la base d’un programme appelé « Yoonu Yokute ». Près de deux ans après, ce programme fut remplacé par le Plan Sénégal émergent (PSE). La genèse de ce Plan avait suscité beaucoup de polémiques, à cause notamment de l’accusation selon laquelle il aurait été conçu par des cabinets internationaux de consultance, comme le cabinet McKinsey. Les polémiques avaient été également alimentées par ce que des critiques avaient appelé la mauvaise qualité du premier document. Tout cela a contraint le régime à revoir sa copie, en impliquant des nationaux dans la réécriture de la deuxième mouture du PSE.

Selon le gouvernement, le programme d’actions prioritaires (PAP) du PSE nécessiterait un financement de 10 000 milliards de francs CFA ou 10 trillions (en fait 9685,6 milliards CFA). Le financement acquis est de 5737,6 milliards (59,2%), avec un gap à rechercher de 2964 milliards. L’Etat du Sénégal devait mobiliser des ressources internes à hauteur de 3218,6 milliards CFA, les « partenaires » 2056 milliards et le privé 463 milliards (8,1%).

Les sociétés françaises se sont taillées la part du lion, dans les secteurs des télécommunications ; des BTP ; des banques et assurances ; du transport & de la logistique ; de la grande distribution ; des mines et hydrocarbures ; de l’énergie & de l’eau. Dans ces secteurs, on retrouve des noms, comme France Télécoms, Orange, Eiffage, Bolloré, Société Générale, BNP-Paribas, AXA, Auchan, Carrefour, Total, etc. Elles seront bientôt rejointes par Suez dans le secteur de l’eau.

Ce n’est dès lors pas étonnant que les sociétés françaises assurent l’essentiel des investissements étrangers effectués au Sénégal. Selon l’ambassadeur de France, M. Christophe Bigot, en 2015, 75% des investissements étrangers au Sénégal ont été effectués par des sociétés françaises. Pour la même année, le stock des investissements français s’élevait à 2 202 millions d’euros soit 1431,3 milliards de francs CFA. Toujours en 2015, il y avait au Sénégal quelque 90 entreprises françaises, avec un chiffre d’affaires de 2 373 millions d’euros soit 1542,5 milliards de F CFA.

– Absence de stratégie d’industrialisation –

L’absence de stratégie de politique industrielle cohérente et bien pensée est d’ailleurs reconnue par le président Macky Sall, puisqu’il dit que l’industrialisation ferait partie de ses « cinq grandes initiatives » pour la deuxième phase du PSE. Donc, il lui aura fallu sept ans pour ouvrir les yeux et il pense que s’il est réélu, il pourrait rattraper le temps perdu. L’on se demande comment peut-on parler « d’émergence » sans industrialisation ? Ce manque de vision explique en partie le manque de patriotisme économique et de politique de préférence nationale du gouvernement de Macky Sall. En effet, l’industrialisation du Sénégal passe par le soutien aux petites et moyennes entreprises (PME) qui constituent 97% du tissu industriel du pays, selon les statistiques officielles. Or ces PME sont marginalisées dans les programmes de l’Etat et ont du mal à accéder aux crédits bancaires, comme le reconnaît le récent « Forum de la PME sénégalaise », organisé par le ministère du Commerce et en charge des PME et l’agence nationale de la BCEAO.

La marginalisation des PME est aggravée par l’accumulation d’une importante dette intérieure de l’Etat et de ses démembrements due aux entreprises nationales. Une dette estimée à plus de 400 milliards de francs CFA, dont 150 milliards pour les entreprises membres du CNP sénégalais, selon son président Baïdy Agne, lors d’une interview le 18 juillet 2018. Et pourtant, le ministre de l’Economie, des Finances et du Plan, Amadou Bâ, affirme que l’Etat est « liquide » avec plus de 700 milliards déposés à la BCEAO. Après avoir nié pendant longtemps l’existence de « tensions de trésorerie », il a été obligé de le reconnaître, quand la mission du FMI l’a souligné lors de son dernier passage au Sénégal.

– Echec de la politique de l’emploi –

Selon Macky Sall, « après quatre ans de mise en œuvre du PSE les performances de l’économie sénégalaise se sont nettement améliorées ; le taux de croissance, en progrès constant, est passé de 4,6 %, en 2014, à 6,8 % à la fin de l’année 2017 avec une perspective de 7 % en 2018 ». Mais ces taux ont un impact quasi-nul sur les conditions de vie des populations, parce ce sont des sociétés étrangères qui sont les principaux porteurs de cette croissance. Cela explique l’échec des politiques de l’emploi et de lutte contre la pauvreté.

En 2016, les chiffres officiels indiquent que 15% de la population active est sans emploi, une situation qui affecte 6 jeunes sur 10 dans la catégorie des 15-34 ans. Le chômage chronique et l’absence de perspectives à court et moyen terme poussent de plus en plus de jeunes vers les chemins de l’émigration, légale ou « clandestine », au péril de leur vie.

Et pourtant, au cours du présent mandat, plusieurs programmes ont été essayés mais sans grand succès. Il y a eu l’encouragement à l’auto-emploi, surtout dans l’agriculture et les TIC. L’année 2016 avait été décrétée « année de l’emploi », par le Premier ministre. Le gouvernement avait lancé un projet sur « l’employabilité des jeunes », avec 37 milliards prévus à cet effet pour la formation de quelque 10 000 jeunes. En 2016, il y avait une prévision de création d’emploi à hauteur de 50 000 dans le secteur du tourisme (Le Soleil, 10 février 2016).

La réalité est que le président Macky Sall a lui-même admis – implicitement- l’échec de sa politique d’emploi des jeunes, lors de la présentation de son livre, en déclarant : « La politique de l’emploi des jeunes en particulier devra être le moteur de notre action, si nous avons la confiance des concitoyens le 24 février ». Mais pour cela, il assume que certaines conditions soient réunies, parmi lesquelles l’exploitation du pétrole et du gaz : « Nous pensons qu’en 2021-2022, avec l’arrivée du pétrole et du gaz en même temps, notre économie sera assez forte, autour de 9% » ou alors une croissance à « deux chiffres pour créer les conditions durables du plein emploi », a-t-il indiqué.

Mais il n’est pas évident que l’exploitation du pétrole et du gaz puisse beaucoup profiter aux Sénégalais et générer assez d’emplois pour assurer « le plein emploi » ! Avec les orientations du régime actuel, il y a de fortes chances que l’emploi des jeunes continuera de constituer « une bombe sociale », selon les propos d’un conseiller du Premier ministre. Une façon d’exprimer l’impuissance du régime de Macky Sall à régler ce problème !

L’échec des politiques et programmes précédents pour l’emploi des jeunes et l’urgence de trouver des palliatifs à l’approche de l’élection présidentielle ont poussé Macky Sall à lancer la Direction de l’entrepreneuriat rapide (DER). Mais le problème est que la DER coïncide avec la période électorale, ce qui soulève de légitimes soupçons d’un instrument destiné à acheter les consciences.

– Aggravation des inégalités et de la pauvreté –

Selon une étude du Consortium pour la recherche économique et sociale (CRES), le nombre de pauvres au Sénégal a augmentée de 500 000 personnes, passant de 6,3 millions en 2011 à 6,8 millions en 2016, soit un taux de pauvreté de 46,7%. L’étude souligne que dans les zones rurales, ce sont deux habitants sur trois qui sont pauvres (Le Quotidien, 7 avril 2017, page 5). Justement, dans ces zones, près d’un million de personnes étaient menacées par la faim, selon la FAO (EnQuête, 14 avril 2017, p.6).

Selon une étude de l’Agence nationale de la statistique et de la démographie (ANSD, en 2014, quelque 56% des ménages interrogés avaient la « perception » qu’ils étaient pauvres, selon le directeur de l’ANSD (L’Observateur, 20 février, 2016).

On constate ainsi que ces indicateurs de développement humain, entre 2012 et 2017, sont loin de ceux d’un pays qui va vers « l’émergence » ! Par exemple, en 2017, le Sénégal était 31e sur 53 pays africains, derrière la Mauritanie, Madagascar, le Bénin, le Rwanda, et même loin derrière le Cameroun, la Tanzanie, l’Angola, la Zambie, le Zimbabwe, etc.

L’alternative aux politiques actuelles passe par un changement de paradigme, qui devrait s’appuyer sur les trois piliers suivants : 1) le contrôle de certains secteurs-clés par l’Etat ; 2) la promotion du secteur privé national ; 3) la priorité à la coopération intra-africaine et Sud-Sud.

– Le rôle de l’Etat développementiste –

La faillite du système néolibéral, surtout après l’effondrement du fondamentalisme de marché consécutif à la crise financière internationale de 2008, a donné lieu à un retour en force de l’Etat comme acteur incontournable dans le processus de développement. L’Agenda 2063 de l’Union africaine assigne un rôle de premier plan aux Etats africains dans la réalisation des objectifs de cet Agenda. En outre, des institutions internationales, comme la Conférence des Nations-Unies pour le commerce et le développement (CNUCED) et la Commission économique des Nations-Unies pour l’Afrique (CEA) ont appelé au retour de la planification et à considérer l’Etat comme un agent actif du processus de développement. Au Sénégal, on a constaté un timide retour de l’Etat, avec la reprise de la SONACOS et le retour de la planification, incarnée par le ministère de l’Economie, des Finances et du Plan.

Dans le changement de paradigme proposé, l’Etat devrait prendre sous son contrôle des secteurs considérés comme stratégiques, tels que les télécommunications, le réseau ferroviaire, le secteur des hydrocarbures et des mines, le secteur de l’énergie et de l’eau. Il devrait également procéder au retour des banques nationales de développement, dont la mission serait de mobiliser l’épargne interne et de la mettre au service du financement du développement. En effet, il est possible, par des politiques monétaires et fiscales appropriées, de mobiliser d’importantes ressources financières à l’interne, et d’atténuer ainsi le recours au financement extérieur, sous forme d’emprunts publics ou d’investissements directs étrangers.

Une meilleure mobilisation des ressources internes passe également par l’amélioration des recettes tirées de l’exploitation des ressources naturelles. Dans cette optique, le rôle de l’Etat sera de renégocier tous les accords signés avec les sociétés étrangères dans le sens d’une meilleure défense des intérêts du pays. Les redevances des sociétés minières et pétrolières peuvent augmenter de manière significative par une politique de défense rigoureuse des intérêts du pays et de respect des engagements pris par les investisseurs étrangers par un Etat au service du développement.

– Promotion du secteur privé national –

Parallèlement au développement de secteurs stratégiques sous le contrôle de l’Etat, celui-ci devrait mettre en place une politique cohérente de promotion d’un secteur privé national, dynamique, et diversifié. En effet, le secteur privé national est un des éléments indispensables au développement d’un pays. Par conséquent, l’Etat doit élaborer une stratégie d’industrialisation dans laquelle seront bien définis les rôles respectifs du secteur public et du privé national. Le grief récurrent de celui-ci est d’avoir été abandonné par l’Etat au profit d’entreprises étrangères, du fait du manque de patriotisme économique. Toutefois, le capital étranger aura un rôle à jouer à condition qu’il s’insère dans la stratégie indiquée ci-dessus.

La promotion du secteur privé national implique donc des politiques de soutien sur les plans économique et fiscal. Par exemple, il faudra impérativement allouer une part significative des marchés publics au secteur privé national, notamment aux PME, au nom de la préférence nationale. L’Etat doit également fournir des incitations fiscales à ce secteur et des mesures de soutien au niveau des banques destinées à lui faciliter l’accès au crédit.

En outre, l’Etat devrait accorder une protection ciblée au secteur privé contre la concurrence étrangère venant de pays qui eux-mêmes accordent de multiples formes de soutien à leurs entreprises. En observant la scène internationale, on constate justement les efforts déployés par les grandes puissances industrielles et commerciales pour défendre leurs entreprises. Les guerres commerciales déclenchées par les Etats-Unis contre la Chine, l’Union européenne et d’autres pays, en sont une illustration éloquente.

L’expérience des pays asiatiques en particulier a montré que leurs entreprises privées ne sont pas une génération spontanée. Elles sont le produit de politiques bien pensées et exécutées de manière soutenue par des Etats ayant une vision à moyen et long terme des objectifs à atteindre. Les leçons tirées de ces expériences devraient servir au Sénégal et aux autres pays africains dans la promotion de leurs secteurs privés.

– La coopération intra-africaine et Sud-Sud –

Les politiques esquissées ci-dessus, surtout celles relatives à l’industrialisation, doivent se comprendre dans le contexte plus large de l’intégration africaine et de la coopération Sud-Sud. En effet, dans le système mondial actuel, il serait illusoire pour un petit pays comme le Sénégal de vouloir développer un système industriel viable dans le cadre étroit du marché national. D’ailleurs, c’est cette étroitesse qui était l’une des causes principales de l’échec des tentatives durant les deux premières décennies des indépendances.

Le Sénégal fait partie de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), qui cherche à accélérer son intégration pour réunir les conditions d’un véritable développement basé sur la transformation domestique de ses ressources naturelles, par l’industrialisation. C’est dans cette optique que s’inscrit le processus de création d’une monnaie unique, à la place du franc CFA et des autres monnaies nationales en cours dans la région.

Par ailleurs, l’Union africaine a décidé d’accélérer l’intégration continentale, avec le lancement de la Zone de libre-échange continentale (ZLEC), en mars 2018.

C’est donc dans ce contexte régional et continental que le Sénégal devrait concevoir ses politiques économiques.

Dans le même temps, il devrait veiller à renforcer sa coopération avec d’autres pays du Sud, dans le contexte de la coopération Sud-Sud. Il y a certes des exemples, comme la coopération avec la Chine, la Turquie, l’Iran ou encore les pays du Moyen Orient. Mais ces relations doivent être rééquilibrées dans le sens d’une coopération gagnant-gagnant, et s’étendre à d’autres pays en Amérique latine et en Asie.

L’analyse du bilan des politiques économiques du régime sénégalais au cours des sept dernières années montre une nette domination du capital étranger et la marginalisation concomitante du secteur privé sénégalais. Cela est le résultat de l’absence d’une stratégie d’industrialisation et de manque de patriotisme économique.

Cela est également lié à la nature de classe du régime, dont le sommet est composé d’une bourgeoisie compradore dont les intérêts sont liés à ceux des investisseurs étrangers.

L’alternative réside dans l’adoption d’un nouveau paradigme, caractérisé par un rôle actif de l’Etat, comme véritable agent de développement, ayant sous son contrôle des secteurs-clés ; la promotion d’un secteur privé national dynamique et diversifié ; et le renforcement des relations intra-africaines et Sud-Sud.

#Enjeux2019

Demba Moussa Dembélé est économiste/chercheur, président de l’Africaine de Recherche et de Coopération pour l’Appui au Développement Endogène (ARCADE), coorganisateur des « samedis de l’économie ». Il est co-auteur de « Sortir l’Afrique de la servitude monétaire. A qui profite le franc CFA ? », La Dispute, Paris, 2016 et auteur de « Contribution à la déconstruction des théories conventionnelles sur le développement de l’Afrique », Paris, L’Harmattan, 2015.