« La forte présence des femmes dans les Parlements africains n’est pas une garantie de changement »

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Pour l’historienne et universitaire Anaïs Angelo, la place des femmes en politique ne raconte pas tout de leur condition dans une société.

Rwanda, Namibie, Afrique du Sud et Sénégal… Ces quatre pays africains sont champions de la représentativité des femmes au Parlement. C’est ce que révèle le dernier classement de l’Union interparlementaire (UIP), un organisme suisse créé en 1889 qui collabore avec les Nations unies et met régulièrement à jour les données de 193 pays.

Si les Rwandaises battent tous les records avec 61,3 % de députées, les Mozambicaines font jeu égal avec les Françaises – pas encore à la parité avec 39,6 % de femmes dans l’Hémicycle – talonnées de près par les Ethiopiennes (38,8 %). A peine plus loin dans le peloton, Burundi, Ouganda, Zimbabwe, Tunisie, Cameroun, Angola et Soudan comptent tous entre 36,4 % et 30,5 % de parlementaires femmes.

Ainsi, beaucoup d’Etats africains conjuguent la politique au féminin, à l’instar du Sénégal ou de l’Afrique du Sud. Mais la condition féminine ne se résume pas à une représentativité. Au pays de Nelson Mandela, où les militantes ont eu un rôle déterminant dans la lutte contre l’apartheid, les féminicides sont cinq fois plus nombreux que la moyenne mondiale.

Une ambivalence que connaît bien Anaïs Angelo, historienne spécialiste du système présidentiel kényan. Pour l’auteure d’une biographie politique du premier président du Kenya indépendant, Jomo Kenyatta (1958-1978), postdoctorante au département d’études africaines de l’Université de Vienne (Autriche), la place des femmes en politique ne raconte pas tout de leur condition dans une société.

Comment expliquer que les droits et la lutte contre les violences faites aux femmes avancent si lentement, alors qu’elles sont si nombreuses en politique ?

Anaïs Angelo Il faut se réjouir de voir toujours plus de femmes dans les Parlements ou les Sénats africains, mais ce n’est pas la garantie d’un changement. D’autant moins que les femmes militantes, qui portent la radicalité du changement dans la société, ont souvent beaucoup de mal à se faire une place en politique. A cause des réticences des populations, mais aussi des hommes politiques qui sentent leurs intérêts menacés. Il y a des acteurs derrière les traditions patriarcales qui agissent pour se maintenir au pouvoir et, pour beaucoup, continuer à capter les ressources de l’Etat.

Se faire une place en politique suppose aussi d’être adoubé par les puissants. Dans le Kenya des années 1970, toute femme désireuse de faire de la politique devait se présenter au président de la République qui validait ou non sa candidature à un mandat. Ce fut le cas de Julia Auma Ojiambo, la première femme parlementaire de sa province. Elle était professeure d’université. La chercheuse kényane Marciana Nafula Were a révélé que le président Kenyatta, qui validait chaque candidature, lui aurait soumis le choix suivant : si elle gagnait aux législatives, elle pourrait retrouver son poste à l’université quand elle le souhaiterait ; si elle perdait, il en serait fini de sa carrière académique. La double peine en somme. Heureusement, elle a gagné.

Derrière les systèmes politiques, il y a des réseaux masculins très puissants qui sont aussi difficiles à bouger que les mentalités d’une société.

Sans la colonisation, la montée en puissance des femmes serait-elle allée plus vite ?

On peut l’imaginer car, sur le plan historique, la colonisation a affaibli le rôle politique que les femmes avaient dans les sociétés précoloniales, dont certaines étaient d’ailleurs matriarcales. La colonisation a rompu les équilibres existants et les systèmes politiques actuels des Etats africains sont en grande partie hérités de schémas occidentaux. Mais les élites africaines, lors des indépendances, avaient une marge de manœuvre pour donner davantage de place aux femmes. D’autant que celles-ci se sont partout battues pour la libération de leur pays. Mais une fois la liberté retrouvée, les hommes politiques ont cherché à les maintenir dans la sphère domestique afin d’asseoir leur pouvoir. Et leur rôle a fini par être oublié, voire occulté, dans les récits nationaux.

La question du genre est devenue centrale dans le débat politique…

Aujourd’hui, les hommes politiques ont bien compris que politiser la question du genre peut faire gagner des voix. L’ex-président sud-africain Jacob Zuma a beaucoup joué sur cette corde-là, reléguant la place des femmes à un rang inférieur et construisant une hypermasculinité du pouvoir. En cela, il est allé à rebours de Nelson Mandela qui avait fait de l’égalité des genres un axe important de sa politique. Cette hypermasculinisation a toujours été un outil politique, pas seulement pour discréditer les femmes et les tenir à l’écart du pouvoir, mais aussi pour légitimer son autorité, forcément virile, aux yeux de la population. Elle est construite à travers des discours, des chants, des proverbes relayés au quotidien et intensifiés au moment de périodes électorales. C’est une stratégie populiste payante.

Est-ce que la condition féminine s’améliore lorsque des femmes parviennent au sommet ?

Ce n’est pas évident. Les femmes politiques se heurtent rapidement à des systèmes politiques verrouillés. Ellen Johnson Sirleaf, première femme élue présidente du Liberia (2006-2018), est vraiment allée chercher les femmes sur le terrain en sillonnant le pays durant ses deux campagnes électorales. Mais une fois parvenue au pouvoir, elle n’a pas vraiment réussi à changer leur sort. En revanche, elle a su maintenir la paix et tenir tête à des foules d’hommes encore habités par la violence de la guerre, ce qui est déjà un exploit.

Arrivées au sommet, les femmes héritent d’un système politique qu’il est difficile de changer en quelques années. Etre trop radicale, c’est prendre le risque de s’isoler politiquement et de ne plus pouvoir gouverner. Par ailleurs, la question de l’application des lois, quand elles existent, par le système judiciaire est un énorme défi dans des Etats fragiles.

Mais l’influence des femmes en politique, élues ou non, ne signifie pas forcément qu’elles défendent un agenda en leur faveur. La quatrième épouse de Jomo Kenyatta, Mama Ngina, était très puissante. A 85 ans, elle a joué un rôle influent pour constituer des réseaux agissant pour la réélection de son fils, Uhuru, en 2017. Et là il n’était pas question de féminisme. La femme peut être un homme politique comme les autres !

En Europe comme en Afrique, beaucoup de femmes africaines ont pu accéder à la politique grâce aux quotas…

La place des femmes en politique est devenue un sujet dans les instances internationales. Il est difficile pour les Etats africains d’éviter cette pression, mais il y a encore de la résistance. Une partie des hommes au pouvoir veut minimiser le changement qu’impulsent les politiques de quotas en essayant de garder la main sur le vote féminin.

Toujours au Kenya, la Cour suprême a ordonné au Parlement de mettre en place la « parité » aux deux tiers prévue dans la Constitution de 2010 et ce n’est toujours pas fait.

Qu’on le veuille ou non, les quotas bouleversent l’ordre établi. S’ils ne sont pas une garantie de changement, celui-ci n’adviendra pas sans la présence, visible par tous, des femmes en politique.

Sandrine Berthaud-Clair

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