Entreprendre – Rebecca Enonchong : « Il est urgent de restaurer la confiance entre les individus »

Afrique

ENTRETIEN. Revenue des États-Unis, Rebecca Enonchong, qui s’est investie dans de jeunes pousses, pose sur le monde africain de la tech et des affaires un regard sans concession, qu’elle a partagé avec Le Point Afrique.

É migrée aux États-Unis, où elle a créé sa première entreprise, AppsTech, un important fournisseur de solutions d’applications du géant Oracle basé à Washington, Rebecca Enonchong a pris le chemin du retour pour investir dans le numérique. Afrilabs, ActivSpace, Venture Capital for Africa (VC4Africa), Salesforce.org, African Media Initiative, Eneza Education et iamtheCODE sont autant de projets dans lesquels elle s’investit. Rien de surprenant quand on sait qu’elle est l’une des femmes business angels dans les domaines de la tech.

C’est depuis Douala, la bouillonnante capitale économique du Cameroun, son pays natal, qu’elle prend le pouls de l’explosion technologique africaine. Derrière le Twitter @africatechi e et ses 70 000 abonnés, Rebecca Enonchong ne mâche pas ses mots. Elle préfère les projets tech avec des modèles d’affaires efficaces et rapides.  Au sein de The African Business Angel Network, un groupe qui œuvre, notamment, pour que les Africains investissent davantage en Afrique, Rebecca Enonchong parcourt le monde pour convaincre les investisseurs étrangers de voir dans le continent africain « un marché » comme les autres. Rencontrée à Paris dans le cadre de la conférence Afrobytes, le premier hub digital dédié à la tech africaine, la dynamique business angel a livré au Point Afrique sa vision des enjeux actuels qui se jouent autour du numérique.

Le Point Afrique : Vous êtes rentrée au Cameroun, il y a une dizaine d’années, en tant qu’investisseur, quel bilan faites-vous ?

Rebecca Enonchong : En Afrique, il faut faire attention aux risques interculturels. Les relations d’affaires sont très différentes par rapport au reste du monde. A priori, tout est construit autour du fait que votre interlocuteur va être malhonnête. C’est très subtil, mais bien ancré dans les esprits. Ça m’a pris des années pour comprendre ça. Je m’explique : il n’y a qu’en Afrique qu’on demande aux futurs locataires de payer non pas un mois d’avance de loyer, mais six mois ou un an. Il n’y a qu’en Afrique que les entrepreneurs doivent verser une certaine somme d’argent aux autorités avant de pouvoir démarrer. En fait, tout est basé sur cette perception. Vous voyez donc la différence avec l’Occident où tout est payable après avec un système de crédits bien rôdé.

Pourtant, l’Afrique est le continent qui a le plus réformé en matière de facilitation des affaires ?

Il y a du mieux dans certains pays comme l’île Maurice, le Rwanda, l’Afrique du Sud ou encore le Botswana. Mais ce n’est pas suffisant. Et je crois que c’est cette « mentalité » qui n’évolue pas. Et pourtant, il est urgent de restaurer d’abord la confiance entre les individus. On doit pouvoir travailler et faire affaire en toute confiance en Afrique.

Dans cet environnement, comment le secteur de la tech tire-t-il son épingle du jeu ?

Là aussi, le manque de confiance constitue l’un des freins majeurs que rencontrent les investisseurs sur le continent africain. Car, en fin de compte, l’investissement dans une start-up est très risqué, parce qu’il n’y a aucun document qui garantisse son argent, et dans un climat où on veut sans cesse des garanties pour tout – sous prétexte qu’on ne peut pas faire confiance aux personnes –, comment est-ce que l’on fait pour attirer encore plus d’investisseurs ? Il faut changer cette mentalité et cette manière de faire des affaires.

Qu’est-ce qu’il faut faire alors ?

Faites-nous confiance, c’est le seul message que je lancerai ! Ce changement de mentalité, il faut commencer à l’expérimenter avec les start-up, car il n’y a pas le choix. Si les autorités réinvestissent l’argent que rapporte la tech dans de bons projets, cela peut améliorer le climat des affaires dans beaucoup de secteurs de l’économie. C’est toute la société qui évolue, car on va se rendre compte que, même sans garantie, on peut gagner de l’argent.

Concrètement, en tant qu’investisseur, comment perçoit-on et anticipe-t-on les coupures régulières d’Internet sur le continent ? Est-ce une réalité qui pèse sur la décision de venir ou pas dans un pays ?

D’abord, Internet, c’est l’oxygène d’une start-up numérique. On ne peut pas exister sans Internet. Donc, quand les dirigeants coupent Internet, ce n’est pas seulement un problème ponctuel, la perte est très profonde et permanente. De nombreuses entreprises du numérique ont disparu à cause de ces coupures. Le deuxième impact, c’est que l’Internet fait partie de toute notre société, et toutes les entreprises utilisent Internet d’une manière ou d’une autre. Les banques ont besoin d’Internet, les clients ont besoin de se connecter pour faire des opérations, pour retirer des espèces. Idem pour les restaurants et les hôtels qui prennent des cartes Visa, etc. Donc, l’impact est profond. La troisième chose, c’est que ça crée un environnement encore plus risqué pour les investisseurs. Prenez le cas du Cameroun, les investisseurs ne vont pas seulement se dire : « Oh, c’était juste la zone anglophone qui était coupée », non, ils vont se dire : « Voilà un gouvernement qui coupe Internet sans raison valable », et donc c’est tout le Cameroun qui est considéré comme trop risqué ! Un investisseur ne va pas chercher les raisons pour lesquelles Internet, son outil de travail, a été coupé, il va tout simplement décider de ne pas y aller pour ne pas prendre de risque.

Comment tous ceux qui veulent aborder l’économie numérique en Afrique doivent-ils s’y prendre pour faire grandir leur entreprise ?

La première chose à prendre en compte, c’est que l’Afrique est un continent comme les autres. Lorsqu’on veut monter une start-up, c’est qu’on veut monter UNE entreprise. Je suis obligée de le souligner, car beaucoup se disent qu’ils vont monter des choses sympas en Afrique et venir en aide aux « pauvres ». Ils doivent d’abord se considérer comme des créateurs de richesses, des créateurs d’emplois. Ensuite, l’économie numérique ne va pas tout régler. L’entreprise numérique, il est vrai, a parfois des besoins différents. Elle peut produire une croissance hyper rapide, avec moins de moyens. Mais je voudrais dire aux investisseurs qu’il ne faut pas toujours jeter de l’argent dans les start-up juste parce qu’elles sont en Afrique. Dans nos réalités, beaucoup cherchent un moyen rapide de monter leur entreprise.

Ensuite, ne perdez pas de vue que les dirigeants ou les gouvernements ne sont pas forcément à l’écoute des entreprises ou des start-up sur le terrain. Ils échangent plus facilement avec les grandes institutions comme la Banque mondiale, le FMI, etc. Sur le papier, ça semble facile ! Beaucoup de pays promettent qu’on peut ouvrir sa société en 24 heures dans un guichet unique, mais, en pratique, sachez que ça ne fonctionne pas ! Parce que la première chose qu’on va vous demander pour établir un compte aux impôts (même si on vous offre la patente pour la première année), c’est un contrat de base, mais, pour que le contrat de base soit valide, il faut l’enregistrer, l’enregistrement, c’est 10 % du loyer annuel ! Quelle start-up va d’abord ouvrir un bureau ? Aucune start-up ne peut ouvrir un bureau. Mais sans le contrat de base, il n’y a pas de patente. Ce sont tous ces dysfonctionnements qu’il faut analyser. C’est pour ça que je parle de fatalité dans l’état d’esprit. Car les dirigeants ne comprennent pas les besoins du numérique.

Quelles devraient être les priorités des États africains dans ce contexte de forte croissance du numérique ?

L’urgence, c’est de faire baisser le coût de la connexion internet. Ensuite, trouver les moyens de légaliser les contrats. Il faut des cachets sécurisés, reconnus et valables sur le long terme. Aujourd’hui, toutes ces lourdeurs sont incompatibles avec l’économie numérique.

À l’adresse des jeunes start-up, comment attirer les financements quand on s’implante en Afrique ? 

Dans un premier temps, vous n’avez pas besoin de financement en dehors de vos clients, c’est-à-dire que la première source de financement qu’une start-up doit chercher, ce sont des clients payants. Et je pense qu’on sous-estime trop cet aspect. Il y a trop de gens qui viennent en disant qu’ils ont beaucoup idées, mais qu’ils n’ont pas de financement. Il faut savoir que les investisseurs n’investissent pas dans des idées, ils investissent dans des sociétés. Donc, si vous avez déjà des clients payants, c’est beaucoup plus facile pour attirer investisseurs ou business angels. En ce qui concerne les business angels, un conseil : c’est notre argent qu’on investit, ce n’est pas un fonds d’investissement ou l’argent d’autres personnes. En tant que business angel, je veux voir que vous êtes prêt à faire les mêmes sacrifices que moi. Le rôle de l’investisseur n’est pas de payer les salaires ou les factures, il faut être prêt à être inconfortable parce qu’il n’y a rien de confortable dans l’entrepreneuriat.

Quels secteurs d’activité vous motivent ?

Pour le moment, j’investis surtout dans des domaines où je pourrais être moi-même cliente. Je crois beaucoup aux start-up industrielles. Le profil du porteur de projet compte beaucoup également dans mes choix. Là où je n’investis pas, c’est dans le social. Et je déconseille aux business angels de le faire. Le social, c’est bien pour les ONG et ce type d’autres organismes, mais pas pour mon argent.

Du coup, en 2019, vous aurez les yeux rivés sur… ?

Les start-up dans le B2B, parce que ce qui m’intéresse aujourd’hui, ce sont les outils qu’on met à disposition pour les entreprises. Je pense à TEKXL au Bénin. Dirigé par l’entrepreneur Ulrich Sossou, je trouve qu’il y a beaucoup d’innovations et il se focalise sur les clients. Ensuite, je vais observer de près le développement des espaces de coworking pour la diaspora, notamment comme I/O Spaces basé à Washington.

Originally posted 2018-10-21 16:41:48.