« La démocratie sénégalaise est sur une pente dangereuse »

Sénégal

Le reggae man ivoirien Tiken Jah Fakoly aborde de nombreux sujets, notamment sa carrière, son engagement politique, sans oublier d’évoquer son probable retour au Sénégal après son interdiction de séjour en 2007 – ENTRETIEN

Chanteur engagé, panafricaniste reconnu, Tiken Jah Fakoly, de son vrai nom Doumbia Moussa Fakoly, ne met pas de gants quand il parle du continent. Ses sorties sont très écoutées et lui valent souvent des déboires. Au Sénégal, le régime du président Wade l’avait expulsé. Même son statut de réfugié ne l’empêche pas de se montrer particulièrement virulent contre certains gouvernements africains. Dans cet entretien exclusif avec «L’As», le reggae man ivoirien qui vit en exil au Mali aborde de nombreux sujets, notamment sa carrière, son engagement politique, et sans oublier d’évoquer son probable retour au Sénégal après son interdiction de séjour en 2007.

L’AS : Quelle est l’actualité musicale de Tiken Jah Fakoly ?

Tiken Jah Fakoly : L’actualité, c’est l’enregistrement du prochain album qui va sortir en avril 2019. On a commencé l’enregistrement dans mon studio à Abidjan et on doit faire la deuxième phase à Bamako. C’est pour enregistrer les instruments traditionnels. Depuis quelques années, j’ai commencé à introduire certains instruments traditionnels dans le reggae. Après, on ira à Paris pour faire le mixage.

 Comment voyez-vous l’évolution de la musique reggae en Afrique ?

Je pense que la musique reggae évolue bien. Elle vient d’être reconnue patrimoine mondial de l’UNESCO. C’est vrai qu’il y a beaucoup de jeunes, aujourd’hui, qui ont commencé une carrière dans cette musique après nous. Mais ils n’ont pas encore cette notoriété internationale. Cela n’enlève en rien l’évolution que connaît le reggae en Afrique et cette musique va continuer pendant longtemps.

Le message révolutionnaire de cette musique n’est-il pas un frein à son développement ?

C’est vrai que l’esprit révolutionnaire retarde la promotion de cette musique. Les radios et les télévisions censurent souvent la musique reggae. Quand les jeunes qui font du reggae commencent leur carrière, ils n’ont pas la chance d’avoir la même promotion que leurs camarades qui font d’autres genres musicaux. Cela retarde certes la promotion de cette musique. Le reggae véhicule un message de conscientisation, c’est une musique de combat. Quand cette musique a été créée en Jamaïque, beaucoup pensaient que c’était un phénomène de mode, mais après des décennies, le reggae est toujours là présent. Cependant je reconnais que l’esprit révolutionnaire va nous retarder, mais cela ne va pas nous freiner.

Musique et engagement politique font-ils bon ménage ?

S’agissant de la musique reggae, on n’a pas le choix. Le reggae, depuis sa création, a toujours rimé avec l’engagement politique. On ne peut pas faire de reggae sans parler de politique. Cette musique défend la cause des populations manipulées par les politiciens. Si le reggae man dit qu’il ne parle pas de politique, alors il lui sera difficile de faire du bon reggae.

Quel est votre regard sur la musique sénégalaise ?

J’aime la musique sénégalaise. Elle est appréciée partout dans le monde. La nouvelle génération de musiciens sénégalais commence à s’ouvrir aux autres genres musicaux. Avant, on entendait les mêmes percussions, les mêmes sonorités, mais on sent qu’aujourd’hui, les jeunes commencent à urbaniser le mbalax. Du coup, il est en train de s’exporter. C’est vrai qu’avec Youssou Ndour, cette musique s’est déjà imposée au niveau national et commençait à être exportée à l’international, mais ce n’était pas assez. Il fallait une ouverture internationale des artistes sénégalais aux autres genres musicaux du monde pour pouvoir exporter cette musique vers d’autres horizons et espérer que le monde entier puisse s’accaparer du mbalax. Maintenant, je suis content de voir que de jeunes artistes sénégalais comme Viviane Chidid, entre autres, essaient de se lancer dans cette ouverture en mélangeant le mbalax avec d’autres sonorités extérieures.

 Vous avez été expulsé du Sénégal. Que pensez-vous de la démocratie sénégalaise?

La démocratie sénégalaise ne se porte pas mal, parce que les opposants s’expriment. Mais le constat que l’on fait, c’est qu’elle commence à être sur une pente un peu dangereuse. Parce que, quand on commence les emprisonnements des opposants politiques, alors la démocratie est perturbée. Les emprisonnements des opposants politiques créent de la frustration, des énervements. Cela peut engendrer beaucoup de querelles dans le champ politique. Il faut éviter les injustices et les emprisonnements des opposants politiques. L’exemple de la Côte d’Ivoire doit servir à tous les pays de cette région ouest africaine. Quand les populations sont à bout, la situation peut dégénérer et perturber la stabilité du pays. Sinon dans l’ensemble, la démocratie se porte bien ; il ne faut pas oublier de rappeler que le Sénégal fait partie des rares pays qui n’ont pas connu de coups d’Etat. Cela prouve que la parole a toujours été ouverte, les débats se passent sans censure dans les médias. C’est un bon signe pour la liberté d’expression. Si cette dernière se porte bien dans un pays, cela montre que la démocratie ne se porte pas mal. La seule tâche noire au tableau de cette démocratie, c’est l’expulsion tout dernièrement du jeune frère activiste, Kémi Séba. Même si nous, en tant qu’activistes, nous ne partagions pas avec lui certaines idées. Toutefois, nous pensons que le gouvernement du Sénégal ne devait pas l’expulser. Certes, Kémi Séba a la nationalité française, mais il a la peau noire, il est d’origine béninoise, donc le Sénégal, c’est son pays. Cette expulsion fera tache d’huile dans l’histoire de la démocratie sénégalaise.

Quand est-ce que vous allez vous produire de nouveau au Sénégal ?

 Je pense que cela aura lieu bientôt. J’aime le Sénégal et je sais que je compte beaucoup de fans dans ce pays. Mais il faudrait que les promoteurs viennent nous chercher pour leur faire des spectacles. Il y a une date qui est annoncée pour le 20 janvier 2019 en Casamance. Je souhaite qu’après cette date du 20 janvier, ou même avant, on puisse faire un autre concert à Dakar. Encore faudrait-il que les promoteurs sachent qu’on est ouvert et qu’on a envie de jouer toujours au Sénégal.

Abdoulaye Wade vous avait interdit l’entrée au Sénégal, est il plus démocrate que Macky Sall ?

 Je ne sais pas qui est plus démocrate que l’autre. Macky est sorti de l’école de Wade, même si à la fin cela n’a pas marché entre eux. Ce que je sais, c’est que Wade m’a interdit l’entrée au Sénégal, à travers son ministre de l’Intérieur d’alors Ousmane Ngom, et Macky Sall a expulsé Kémi Séba. On en déduit que l’esprit de l’expulsion et de l’interdiction de séjour au Sénégal est encore là, toujours présent. J’espère que le prochain président qui viendra après Macky Sall fera beaucoup mieux en matière de liberté d’expression, pour que la démocratie sénégalaise puisse rayonner totalement et sans restriction. J’ai été interdit de séjour au Sénégal en 2007 et, trois ans après, j’ai rencontré Wade. Il m’a fait savoir qu’il n’était pas au courant que j’étais interdit de séjour au Sénégal. C’est Ousmane Ngom, ministre de l’Intérieur d’alors, qui a décidé cela sans son autorisation. Mon interdiction de séjour a tellement fait de bruit que cela m’aurait surpris que Wade ne soit pas au courant. Il m’a dit aussi que le Sénégal est le pays de la Téranga (hospitalité), et c’est surprenant qu’un africain y soit interdit de séjour. L’interdiction a été levée en 2010. Je devais jouer un concert à Dakar mais, malheureusement, la pluie a fait que cela n’a pas pu avoir lieu. Le Sénégal va bientôt devenir un pays pétrolier.

Quels conseils donneriez-vous au régime en place ?

Le conseil que je peux donner est de faire très attention. La découverte du pétrole est un bonheur pour un pays, mais elle peut être aussi source de malheurs. La Libye, l’Irak sont des exemples concrets du malheur découlant de l’or noir. J’espère que le gouvernement sénégalais tirera les leçons de ces nombreux pays détruits par le pétrole. Je sais que les dirigeants sont conscients de cela et ils sauront prendre leurs précautions pour épargner le Sénégal des revers que peut causer le pétrole.

 Quelle appréciation faites  vous de la situation au Mali, avec les menaces djihadistes ?

Je pense que le terrorisme est une affaire internationale. C’est le monde entier qui est concerné, cela doit être un combat commun. Donc les grandes puissances mondiales doivent soutenir le Mali pour stopper ce phénomène. Ce pays est en difficulté aujourd’hui, et la communauté internationale doit toujours continuer à l’épauler dans cette lutte contre le terrorisme, parce que toute la région ouest africaine est menacée. Il faut aussi que l’Armée malienne soit beaucoup plus armée, qu’elle soit encouragée, et qu’il y ait moins de corruption pour que les soldats puissent accepter de sacrifier leur vie.

Maïmouna Sané 

Originally posted 2018-12-09 15:17:45.