Six des tirailleurs exécutés en 1944 à Thiaroye sur ordre d’officiers de l’armée française sont désormais reconnus « morts pour la France ». Pour Karfa Diallo, si ce geste marque une avancée, quatre-vingts ans après les faits, l’État français doit aller plus loin en réhabilitant les victimes.
Le 1ᵉʳ décembre 1944, des dizaines de tirailleurs sénégalais – trente-cinq soldats, selon la première version officielle, plusieurs centaines, selon certains historiens – étaient exécutés sur ordre d’officiers de l’armée française au camp de Thiaroye, près de Dakar, au Sénégal. Présentés comme des « mutins », ces soldats originaires des anciennes colonies françaises d’Afrique de l’Ouest, qui avaient servi durant la Seconde Guerre mondiale en Europe, réclamaient simplement leurs arriérés de solde. Jugés le 6 mars 1945, 34 d’entre eux seront condamnés à de lourdes peines de prison, avant d’être graciés en juin 1947. Cet épisode tragique de la Seconde Guerre mondiale est longtemps resté secret.
Symbole de l’injustice coloniale
Pour moi qui suis pourtant né dans ce camp militaire et y ai effectué mes premières humanités ; pour mon père, tirailleur sénégalais pendant la guerre d’Algérie puis caporal-chef de l’armée sénégalaise, qui reprendra ce camp à l’indépendance au profit d’un bataillon de parachutistes ; pour ma toute ma famille qui vit encore aux abords de ce quartier structuré par l’histoire coloniale française en Afrique de l’Ouest. Mais aussi pour les autorités françaises, dont le déni et le manque de courage vont peupler ces quatre-vingts ans d’imposture mémorielle. Des dizaines d’années où ces hommes-martyrs, leurs familles et les nombreux militants, qui se sont heurtés à l’indifférence administrative et à l’ingratitude politique, n’ont cessé de se demander s’ils ne payaient pas pour le « sang noir » qui coule dans leurs veines. On imagine mal des soldats métropolitains blancs et leurs familles subissant pareil traitement !
Une reconnaissance progressive de cet épisode s’amorce néanmoins depuis une dizaine d’années. Le 1ᵉʳ décembre 2014, rompant avec une certaine pratique du déni, François Hollande, en visite au Sénégal, prononce un discours au cimetière militaire du camp de Thiaroye, dans lequel il reconnaît la faute de la France dans la fusillade qui a coûté la vie aux tirailleurs et annonce la restitution d’archives numérisées à l’État sénégalais.
C’est le point de départ de l’intégration, dans la mémoire coloniale française, du drame de Thiaroye, devenu en Afrique de l’Ouest l’un des symboles de l’injustice coloniale et un ferment incontournable des luttes syndicales et politiques d’affirmation indépendantiste et souverainiste sur le continent. Portée par la société civile africaine diasporique et certains historiens – lesquels se mobilisent fortement et entament de nombreuses procédures –, la demande de vérité et de justice a progressivement conduit à la prise en compte de ce mensonge d’État.
Regarder l’histoire en face
En effet, le 18 juin 2024, l’État français a annoncé que six tirailleurs sénégalais (quatre Sénégalais, un Ivoirien et un Burkinabè) tués lors du massacre de Thiaroye sont reconnus « morts pour la France ». « Ce geste s’inscrit dans le cadre des commémorations des 80 ans de la libération de la France comme dans la perspective du 80ᵉ anniversaire des évènements de Thiaroye, dans la droite ligne mémorielle du président de la République [Emmanuel Macron], qui souhaite que nous regardions notre histoire “en face” », a alors indiqué le secrétariat d’État français chargé des Anciens Combattants et de la Mémoire. L’ampleur de cette tragédie semble enfin prise en compte par l’État français. Cet élément nouveau, qui constitue une indéniable avancée, nous oblige. De « rébellion armée », ce drame colonial, par la vertu de la récente décision française, devrait être requalifié par les représentants de la nation française afin de lui donner toute la force symbolique et matérielle qu’implique cette mention « MPF ».
Seul dirigeant africain à réagir à cette mesure, Ousmane Sonko, le Premier ministre sénégalais, a rappelé à la France qu’« elle ne pourra plus ni faire ni conter seule ce bout d’histoire tragique. Ce n’est pas à elle de fixer unilatéralement le nombre d’Africains trahis et assassinés après avoir contribué à la sauver, ni le type et la portée de la reconnaissance et des réparations qu’ils méritent. » En effet, si le traumatisme et le souvenir de ce massacre restent vifs au Sénégal et en Afrique, cette tuerie demeure aussi une blessure ouverte au cœur de notre République française. Nous sommes nombreux à avoir refusé que la poussière de la mort ne recouvre Thiaroye et ses valeureux Africains, tués parce que résistants, condamnés parce qu’Africains et oubliés parce que noirs.
Nous sommes désormais au cœur d’une réalité historique et politique qui nous oblige à la réhabilitation de ces hommes. Citoyens d’aujourd’hui, garants de cette République, allons-nous continuer à laisser prospérer le déni et le mépris racial ? Allons-nous continuer à alimenter le ressentiment que de nombreux Africains éprouvent à l’endroit de notre pays ? À la veille du 80ᵉ anniversaire de Thiaroye 44, il est temps pour la nation française de reconnaître officiellement et solennellement ce drame, afin que toutes les conséquences militaires et politiques en soient tirées.
Ouvrir un procès en révision
Porter une résolution de reconnaissance officielle et de condamnation du massacre des tirailleurs sénégalais à Thiaroye est une initiative que la société civile voudrait voir soutenue par les représentants de la nation française. Cette initiative, dont le point d’orgue sera une conférence-plaidoyer, le 4 novembre à l’Assemblée nationale, vise également à inscrire une journée de commémoration du massacre à l’agenda des journées officielles. Et, puisque le doute sur la culpabilité des 34 tirailleurs rescapés condamnés pour mutinerie est définitivement levé avec cette mention « MPF », il importe aussi de demander l’ouverture d’un procès en révision. Enfin, les États africains doivent avoir toute leur place dans ce processus de reconnaissance. On devrait les y associer dans un souci de mise en œuvre d’une démarche multilatérale respectueuse de leur souveraineté.
Cela est nécessaire si on veut faire face à ce passé pour le connaître, le comprendre et bâtir un avenir à la mesure des enjeux éthiques de civilisation qui se dressent devant nous. Non pas à coups de mesures individuelles ou de déclarations médiatiques mais à travers des actes forts et concrets qui engagent la nation française. Car, au-delà de la vérité, le massacre des tirailleurs de Thiaroye exige un sursaut moral pour que le droit, celui de la représentation nationale, vienne parachever cette exigence de justice. Loin des polémiques infondées, la priorité est à la réconciliation des mémoires, à l’apaisement des passions, tant en France qu’avec les peuples auxquels nous lie ce passé commun et, plus encore, un avenir que nous voulons écrire ensemble.
Il est urgent désormais d’ériger Thiaroye en lieu transnational de mémoire, d’histoire, de savoir, de pédagogie, de transmission, de culture et de débat. C’est de cette manière que nous pourrons combattre le racisme, les préjugés et l’ignorance. C’est une condition impérieuse pour que nous vivions ensemble de manière sereine et apaisée