Sénégal : cette bataille de l’eau qui fait rage

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Pendant 23 ans, la Sénégalaise des eaux (SDE) a géré le service d’eau potable en milieu urbain. En 2018, le groupe Suez a été désigné « adjudicataire provisoire ». Depuis, la SDE multiplie les recours.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la Sénégalaise des eaux (SDE) a soif de revanche. Détenteur de l’exploitation et de la gestion du service public de l’eau potable en milieu urbain au Sénégal depuis 1996, l’entreprise est en passe de perdre « son » marché qu’elle gère depuis 23 ans. Depuis le 23 octobre 2018, le groupe Suez est en effet l’« adjudicataire provisoire » dans l’attribution de l’appel d’offres international, lancé le 8 juin 2017, par le ministère de l’Hydraulique et de l’Assainissement du Sénégal en vue de la sélection d’un opérateur privé chargé de la gestion par affermage du service public de production et de distribution d’eau potable en zone urbaine et périurbaine au Sénégal. Un marché de 80 milliards de F CFA (120 millions d’euros).

La SDE se bat pied à pied

Concurrent malheureux, avec Veolia, lors de l’appel d’offres international, la SDE vient de perdre une nouvelle bataille juridique. Dans un communiqué daté du 17 juin 2019, cette dernière révèle que, « dans un courrier reçu le 13 juin 2019 de l’Autorité de régulation des marchés publics (ARMP), la Sénégalaise des eaux (SDE) a été informée que le Comité de règlement des différends de l’ARMP a rejeté, dans sa décision du 29 mai 2019, son recours en annulation de l’attribution provisoire du contrat d’affermage pour la gestion de l’eau accordée au groupe Suez par l’ex-ministre de l’Hydraulique et de l’Assainissement, le 15 avril 2019. »

Bien décidé à épuiser tous les recours pour conserver ce marché, la SDE appartient à 57,83 % au groupe industriel Eranove, actif dans la gestion de services publics et la production d’électricité et d’eau potable en Afrique de l’Ouest, et qui est détenu principalement, à son tour, par le fonds Emerging Capital Partners (53,3 %) et des entités du groupe d’assurance AXA (17,8 %).

Dans le communiqué daté du 17 juin dernier, la SDE « exprime son étonnement et son profond désaccord avec cette décision qui ne respecte ni le droit du Sénégal, ni le code des marchés publics et encore moins le dossier d’appel d’offres (DAO) […] La SDE réaffirme avec force que l’appel d’offres prévoyait très clairement qu’après la qualification technique des candidats, le choix du vainqueur devait se porter sur le moins-disant. La SDE rappelle qu’elle a proposé le prix exploitant le plus bas (286,9 francs CFA le mètre cube d’eau), suivie de Suez (298,5 francs CFA) et de Veolia (366,3 francs CFA). La SDE s’interroge donc sur les raisons qui poussent à choisir un concurrent plus cher pour les consommateurs et le Sénégal… »

Suez joue la discrétion et la prudence

Lors de l’annonce des adjudications provisoires, en octobre 2018, les autorités sénégalaises s’étaient justifiées. « Suez a été choisi comme adjudicataire provisoire pour avoir présenté l’offre économique la plus avantageuse. […] L’offre financière seulement ne fait pas la différence. Le choix est basé sur une combinaison des offres techniques et financières », expliquait ainsi, le 24 octobre 2018, à l’AFP le directeur de l’administration générale et de l’équipement du ministère sénégalais de l’Hydraulique, Mamadou Dioukhané.

De son côté, l’« adjudicataire provisoire », le groupe Suez, joue la discrétion et la prudence. « Nous attendons patiemment que tous les recours soient rejetés et que l’on nous appelle pour nous confirmer l’attribution de ce marché et être une mesure de finaliser le contrat pour pouvoir ensuite entrer dans la phase de transition et de reprise de l’exploitation », explique une source interne au groupe. Et qui glisse, toutefois, « notre offre prévoit une baisse de 20 % de la rémunération du fermier [le gestionnaire du service public de l’eau, NDLR]. »

Une bataille juridique âpre pour d’importants enjeux

Décidée à en découdre, la SDE ne désarme pas après ce nouveau revers juridique. « Déterminée à faire respecter les règles de transparence dans l’intérêt des consommateurs et des populations, la SDE annonce la saisie de la Cour suprême du Sénégal et va étudier la possibilité d’engager d’autres recours internationaux », annonce-t-elle dans le communique du 17 juin.

En effet, derrière ce marché, se cachent de très importants enjeux financiers, technologiques, d’urbanisation et de développement. Le nouvel adjudicataire sera face à un vrai défi. La gestion de l’eau exigera en effet des sauts technologiques, en imposant, par exemple, la numérisation des services de l’eau, l’utilisation de logiciels d’optimisation des réseaux, etc., puisque l’opérateur privé sera confronté à une urbanisation et à une démographie galopantes, avec une population du Sénégal qui passera de 15,7 millions d’habitants à 25 millions en 2025. Il devra aussi faire face à une évolution du noyau familial, avec une baisse attendue de la natalité. Un branchement d’eau alimente ainsi 11 personnes dans le pays aujourd’hui contre 5 à l’horizon de 2030, d’après les projections. « Il va falloir développer le système actuel de façon rapide et exponentielle dans les années à venir pour satisfaire l’objectif d’un service d’accès à l’eau pour tous, dans un cadre d’augmentation de la population, d’urbanisation et de réduction de la cellule familiale », complète cette source interne au groupe Suez. Et de préciser : « tant que la ligne n’est pas franchie, nous restons humbles et modestes. En tout cas, nous sommes prêts à démarrer quand on nous le dira. Les équipes sont motivées. » Le groupe Suez s’est engagé à reprendre les 1200 salariés de la SDE s’il est confirmé.

Par Jean-Michel Meyer

Le Point.fr