L’UE dépense des milliards pour stopper la migration en provenance d’Afrique

Bilan mitigé du Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique : l’EUTF s’est plus attaché à arrêter les arrivées en Europe qu’à aider les Africains à ne plus devoir partir de chez eux.

Lutter contre la migration irrégulière, renvoyer et intégrer les migrants, créer davantage de voies légales vers l’UE : avec son fonds d’urgence pour l’Afrique, Bruxelles s’est fixé des objectifs ambitieux. La DW analyse s’ils ont été atteints.

Lorsque des centaines de milliers de réfugiés sont arrivés dans l’Union européenne en 2015, les politiciens des Etats membres ont été mis sous pression pour réagir rapidement et de manière forte.

Réunis à La Valette, la capitale maltaise, avec les chefs de gouvernement de différents pays africains, ils ont décidé de réunir des fonds.

Cet argent n’était pas destiné à aider les milliers de personnes qui venaient d’arriver dans l’Union européenne. Ce Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE (EUTF) devait plutôt « s’attaquer aux causes de la migration irrégulière ». Il devait donc faire baisser le nombre d’Africains qui prennent la route de façon irrégulière vers l‘Europe – souvent à leurs risques et périls.

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Six ans et cinq milliards d’euros plus tard

Cet objectif a-t-il été atteint, six ans et cinq milliards d’euros dépensés plus tard ? En collaboration avec des médias partenaires du réseau européen de journalisme de données (EDJNet), la DW dresse ici un bilan de l’EUTF pour tenter de répondre à cette question.

Plus de 250 projets ont été initiés jusqu’à la fin de la phase de financement en décembre 2021. Beaucoup d’entre eux sont encore en cours actuellement, la plupart des fonds de l’EUTF ont été distribués à l’été 2020.

L’EUTF avait plusieurs objectifs, présentés comme équivalents dans les premiers documents : lutter contre les causes de la migration irrégulière, prévenir et combattre le trafic et la traite des êtres humains, renforcer la protection des personnes qui fuient leur pays, coopérer en matière de rapatriement et de réintégration et développer les possibilités de migration légale vers l’Europe.

Endiguer la migration

L’argent n’a pas été alloué de manière égale à tous ces objectifs. Bien qu’un document d’avancement de février 2018 indique que « la majeure partie des ressources est consacrée à la création d’emplois et au développement économique », seuls 10% des ressources ont réellement été dépensées à cette fin.

L’objectif d’investir principalement dans la création d’emplois a changé au bout de deux mois seulement, en avril 2018, lors d’une réunion du conseil d’administration stratégique de l’EUTF.

Il ressort du procès-verbal de cette réunion que le président Stefano Manservisi – à l’époque chef de la direction générale de la coopération internationale et du développement de la Commission européenne – explique qu’un manque de financement rend nécessaire de prioriser et de cibler les demandes de projets existantes : « rapatriement et réintégration », « gestion des réfugiés », « sécurisation des documents et des services aux citoyens », « lutte contre la traite des êtres humains », « efforts essentiels de stabilisation en Somalie, au Soudan, au Soudan du Sud et dans la région du Sahel, si des ressources sont disponibles » et « dialogues sur la migration ».

Il n’est donc pas surprenant que près d’un quart de l’argent du fonds – la plus grande part – ait été consacré à la gestion des migrations.

Il est important de noter que la majorité des Africains qui quittent leur foyer – volontairement ou par la force des choses – migrent vers des pays voisins ou des régions voisines.

En 2020, par exemple, 80% des migrants africains ont quitté leur domicile mais pas le continent, comme le montre un document de l’Institut d’études de sécurité.

Malgré l’objectif déclaré de s’attaquer aux causes qui poussent les Africains à migrer par des routes dangereuses, l’EUTF « s’était davantage intéressé à l’Europe qu’à l’Afrique, car il est plus préoccupant pour l’Autriche d’accueillir 40.000 migrants irréguliers que pour l’Ouganda 1,3 million de réfugiés », explique Mehari Taddele Maru, professeur au Migration Policy Centre et ancien coordinateur de programme pour la migration à la Commission de l’Union africaine.

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Plusieurs experts avec lesquels la DW s’est entretenue font remarquer que l’accent mis par l’UE sur la migration irrégulière n’est pas nécessairement l’aspect le plus important de cette question du point de vue des politiciens africains.

« Une grande partie des mouvements migratoires dans le passé ont emprunté des voies légales en raison de l’histoire coloniale – par exemple du Nigeria vers le Royaume-Uni ou des pays francophones vers la France ou la Belgique, ou vers le Moyen-Orient en raison de la proximité géographique et des rituels religieux », explique Mehari Taddele Maru.

Bien qu’à l’origine, il s’agissait également de créer davantage de voies légales pour les Africains vers les pays de l’UE, le fonds se concentre finalement surtout sur la migration irrégulière. Au lieu d’offrir davantage de possibilités d’obtenir visas, par exemple, l’accent a été mis sur la gestion des mouvements des demandeurs d’asile, des réfugiés et des personnes qui n’ont pas les documents et les permis nécessaires pour se rendre dans un autre pays et y travailler.

Moins d’Africains en route vers l’Europe

L’Agence européenne de surveillance des frontières Frontex a enregistré moins de franchissements irréguliers de frontières par des citoyens africains depuis la création de l’EUTF en 2015, et moins d’Africains ont déposé des demandes d’asile dans les Etats membres.

L’évolution des chiffres relatifs aux franchissements de frontières et aux demandes d’asile pour les citoyens des pays bénéficiaires de l’EUTF montre une baisse similaire et pas plus importante que pour l’ensemble des pays africains. Cela indique que l’EUTF n’a pas eu d’impact mesurable sur les mouvements migratoires vers l’Union européenne, du moins à cette échelle.

Bien que moins de personnes aient pris la route de l’Afrique vers l’Union européenne au fil du temps, le nombre de personnes ayant quitté leur foyer a augmenté.

Le nombre de personnes qui sont parties ou qui ont fui et sont devenues des déplacés internes ou des réfugiés dans d’autres pays africains a presque doublé entre 2015 et 2020. C’est ce que montrent les chiffres du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR).

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« Les raisons personnelles pour lesquelles les gens migrent varient, tout comme leurs motivations respectives », explique Ottilia Anna Maunganidze, spécialiste de la politique de sécurité, de la législation internationale et des migrations à l’Institut d’études de sécurité, qui a rédigé un document sur la migration de l’Afrique vers l’Europe en 2021.

« Les fonds qui y sont consacrés devraient en tenir compte et être taillés en conséquence ». Ottilia Anna Maunganidze affirme que l’EUTF l’a fait dans certains cas, mais pas tous.

Dans les régions où l’Union européenne était déjà présente depuis longtemps et où elle a misé sur l’expertise locale, le recadrage a été plus fructueux.

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Dans le cas du Niger, dit encore Ottilia Anna Maunganidze, l’approche de l’EUTF a même aggravé ce qu’elle voulait combattre. « Le Niger est l’un des pays les plus pauvres du continent africain », dit-elle, « c’est aussi le plus jeune, avec une moyenne d’âge d’à peine 14 ans. Si l’on réfléchit à des interventions au Niger, l’accent devrait être mis sur le développement de la petite enfance, sur les questions d’éducation, d’intégration et d’inclusion dans la société.

Mais sur l’ensemble de la région du Sahel, l’approche a surtout été une politique frontalière externalisée de l’Union européenne. L’accent a toujours été mis sur le mouvement lui-même et non sur le manque d’opportunités au sein des populations, ce qui les pousse à vouloir partir.

Si l’on adopte une approche visant à endiguer la migration, cela a également un impact sur l’économie et le commerce locaux, de sorte que cela a malheureusement pour conséquence involontaire de restreindre encore davantage les possibilités sur place – et de contraindre les gens à emprunter des canaux irréguliers et des routes dangereuses ».

Les gens veulent toujours partir mais au lieu de pouvoir utiliser des voies légales, ils n’ont pas d’autre choix que de recourir à des passeurs pour franchir clandestinement les frontières.

Des Nigériens attendent leur vol retour en Libye (janvier 2022)Des Nigériens attendent leur vol retour, à Misrata, en Libye

Ottilia Anna Maunganidze affirme qu’il ne faut pas seulement tenir compte des différences de composition démographique entre les pays. « De nombreux problèmes sont de nature structurelle et systémique et nécessitent un engagement à long terme pour pouvoir être abordés », dit-elle, « c’est pourquoi il n’est pas forcément réaliste de se concentrer principalement sur les succès à court terme. Mais s’il y a peut-être un ajustement en vue de la mise en œuvre des projets, cela pourrait peut-être être réalisé à long terme – mais pas avec l’ordre de grandeur de l’argent que l’EUTF a utilisé ».

Mesurer l’impact des fonds européens sur le terrain

Des tentatives ont été faites pour aborder ces problèmes systémiques et structurels. Le projet qui a reçu le plus d’argent s’est par exemple focalisé sur la « création d’un Etat » en Somalie.

Le gouvernement a reçu 107 millions d’euros pour renforcer ses institutions et développer les services aux citoyens, dans le but d’accroître la confiance des autres Etats, des prêteurs potentiels et de la population dans le gouvernement.

Selon le site web du projet, l’argent a jusqu’à présent servi à « développer et/ou soutenir directement deux stratégies, lois, mesures et plans », ainsi qu’à « établir, introduire et/ou renforcer quatre systèmes de planification, de suivi, d’apprentissage et de collecte et d’analyse de données ».

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Autre exemple : un projet de 54 millions d’euros au Soudan, dirigé par le Programme alimentaire mondial des Nations unies, qui a permis d’assurer l’approvisionnement alimentaire et la sécurité alimentaire de 1,1 million de personnes.

A titre de comparaison, 9,6 millions de Soudanais étaient menacés de famine aiguë en 2020, selon le Réseau d’information sur la sécurité alimentaire.

Ensuite, il y a eu un projet de 47,7 millions d’euros en Ethiopie, destiné à promouvoir la résilience et à créer des opportunités économiques. Ici, l’argent de l’EUTF aurait permis de créer près de 11.000 emplois.

Environ 1,7 million d’Ethiopiens âgés de 15 ans ou plus n’avaient pas de travail rémunéré en 2020, estime l’Organisation internationale du travail (OIT).

De bonnes intentions, mais un mauvais encadrement

Parce que l’EUTF a été conçu comme un instrument d’urgence pour lancer des projets de manière rapide et flexible, le fonds n’a pas nécessairement été conçu comme un projet à long terme.

Plusieurs experts ont déclaré à la DW qu’une tâche telle que la lutte contre les causes de l’émigration ne pouvait toutefois pas être abordée avec un instrument conçu pour s’attaquer aux problèmes à court terme.

Des Ethiopiens lisent les offres d'emploi affichées dans une vitrineDes Ethiopiens lisent les offres d’emploi affichées dans une vitrine

« L’EUTF a pris la mauvaise direction avec son approche des causes profondes, notamment avec cette idée que les gens cesseront de migrer une fois que nous aurons éliminé les causes » de leur départ, déclare Alia Fakhry, chercheuse en migration à la Deutsche Gesellschaft für Auswärtige Politik (DGAP). « Eliminer les causes est une chose, mais les conflits et les catastrophes naturelles continueront à chasser les gens de chez eux ».

L’instrument de voisinage, de développement et de coopération internationale (NDICI), qui succède à l’EUTF, est nettement plus large. 10% de son budget – probablement environ huit milliards d’euros – sont consacrés à la migration, avec un système de suivi strict.

« Mais l’idée des causes de la fuite semble avoir disparu », constate Alia Fakhry. « C’est peut-être là que l’attention et les critiques portées à l’EUTF ont porté leurs fruits ».

Ce projet est une collaboration entre plusieurs médias du réseau européen de journalisme de données. DW était la cheffe de file du projet. Voxeurop, Openpolis et OBCT étaient des partenaires contributeurs.

De Gianna-Carina Grün, Sandrine Blanchard