« L’Afrique pourrait tirer son épingle du jeu de la guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine »

Afrique

Notre chroniqueur analyse le conflit qui oppose Pékin et Washington et dont les conséquences pour le continent sont à double tranchant.

Chronique. Les deux plus importantes puissances mondiales se livrent une guerre commerciale sans merci. L’Afrique est pour l’instant une victime collatérale, mais pourrait tirer son épingle du jeu.

Depuis le début du conflit, en janvier, Pékin a imposé des droits de douane sur près des deux tiers des produits en provenance des Etats-Unis, tandis que ces derniers ont décidé de taxer plus de la moitié des biens importés de Chine. Cette guerre des géants économiques a déjà des conséquences en Afrique, notamment pour les rares entreprises qui exportent vers les Etats-Unis. Car les mesures protectionnistes de Washington ne se limitent pas aux produits chinois.

En Afrique du Sud, huit mille emplois sont dans la balance. L’augmentation des droits de douane américains sur l’acier et l’aluminium met en difficulté une industrie qui, en 2017, expédiait outre-Atlantique l’équivalent de 375 millions de dollars (environ 313 millions d’euros) d’aluminium et 950 millions de dollars d’acier.

En mars, le gouvernement américain a suspendu unilatéralement l’accord qui permettait au Rwanda d’exporter sans taxe ses produits textiles vers les Etats-Unis. La Tanzanie et l’Ouganda sont également menacés.

Le spectre d’un ralentissement

L’effet domino de cette guerre commerciale sino-américaine fait aussi trembler l’ensemble d’une Afrique de plus en plus dépendante de la Chine. Car l’économie mondiale est bien calibrée, avec le continent en début de chaîne : il fournit les matières premières, l’Asie – surtout la Chine – fabrique et l’Occident achète et distribue le produit fini. Quand les biens chinois sont davantage taxés aux Etats-Unis, ils se vendent moins, et les matières premières africaines servant à les fabriquer en subissent le contrecoup.

Certains économistes prévoient déjà un ralentissement de l’économie chinoise à 5,5 % voire à 5 % de croissance cette année, contre 6,9 % en 2017. Le spectre d’une crise rappelant celle de 2015 plane donc sur l’Afrique. A l’époque, la baisse de la croissance économique en Chine avait entraîné l’effondrement des cours des matières premières africaines.

Et « cela pourrait avoir des conséquences jusque dans les projets chinois sur le continent, estime Emmanuel Dubois de Prisque, chercheur associé spécialiste de la Chine à l’institut franco-belge Thomas-More. Pékin devra peut-être revoir à la baisse certains programmes d’aide si beaucoup d’argent doit être dépensé pour relancer l’économie chinoise en interne. »

Pour l’instant, c’est plutôt l’effet inverse qui se produit. Entre janvier et juillet, les importations chinoises en provenance d’Afrique ont augmenté de 30 %, frôlant les 57 milliards de dollars. La Chine achète plus de pétrole africain, notamment angolais, pour compenser la baisse de son approvisionnement en gaz naturel américain. Elle se détache également du pétrole iranien, alors que pointent les sanctions américaines contre Téhéran. En 2017, 40 % du pétrole importé en Chine provenait du Moyen-Orient et 20 % d’Afrique. La part de cette dernière pourrait dès cette année atteindre 30 %.

« Made in Ethiopia »

Le continent pourrait aussi tirer son épingle de ce jeu dangereux en servant de base arrière pour contourner les barrières douanières visant les produits chinois. La Chine a déjà délocalisé certaines entreprises en Asie du Sud-Est. Elle pourrait le faire en Afrique, ce qui permettrait à cette dernière de développer enfin des industries qui lui manquent tant et de donner du travail à des millions de personnes.

Plus de quatre cents sociétés chinoises sont par exemple installées en Ethiopie. La Corne de l’Afrique est devenue un laboratoire de cette industrialisation où des entreprises chinoises emploient des ouvriers africains pour fabriquer des produits qui seront exportés aux Etats-Unis. C’est déjà le cas pour les sandales et les sacs Naturalizer, les chaussures Nine West et les vêtements Guess.

Le « made in Ethiopia », même sous pavillon chinois, est une expérience que suivent de près le Sénégal et le Rwanda. Près de Dakar, une zone économique spéciale financée par la Chine est en travaux, selon un modèle développé par Pékin il y a quarante ans et qui pourrait s’appliquer au continent africain, où l’on compte déjà plus de 15 000 entreprises chinoises. Autre exemple, en Algérie, le constructeur de camions Shaanxi Automobile Group a ouvert en mai une ligne d’assemblage en joint-venture. En juillet, c’était au tour de Beijing Automotive Industry Corp., en Afrique du Sud.

Un mouvement gagnant-gagnant, selon la terminologie officielle souvent employée par Pékin, car il permet à la fois de donner du travail aux Africains et d’ouvrir des marchés aux Chinois. Bâtir des zones économiques sur tout le continent pour y délocaliser des industries gourmandes en main-d’œuvre et exporter ensuite vers l’Europe et même les Etats-Unis est ainsi une perspective que soutiennent aussi bien les Chinois que les experts du Fonds monétaire international (FMI) ou de la Banque mondiale.

Mais, dans le même temps, l’Afrique importe de plus en plus de produits chinois. Vendant moins aux Etats-Unis, Pékin se tourne davantage vers elle pour écouler ses stocks de panneaux solaires ou de pièces automobiles, ce qui n’est évidemment pas une bonne chose pour l’industrialisation du continent. Si bien que certains vont à rebours de cette analyse, comme l’entrepreneur nigérian Aliko Dangote, qui préconise d’instaurer des barrières douanières sur le modèle américain. Une façon de protéger les industries locales naissantes, a affirmé en juillet l’homme le plus riche d’Afrique dans un plaidoyer provocateur devant deux cents jeunes leaders africains réunis par la Fondation Obama à Johannesburg. Autant dire que la guerre commerciale sino-américaine sera un test pour la solidité de la Chinafrique.

Sébastien Le Belzic

Originally posted 2018-10-03 17:27:22.