C’est une véritable mise en lumière du premier grand scandale de la France coloniale. Grand explorateur, Savorgnan de Brazza eut pour mission d’enquêter au Congo sur l’état des colonies. Son rapport fut enterré, mais, par la grâce d’un album des éditions Futuropolis, la vérité a réussi à traverser les années.
14 juillet 1903, une sinistre exécution ensanglante la fête nationale française à Fort-Crampel, en Oubangui-Chari, dans le nord de Bangui (actuelle République centrafricaine). Pakpa, un guide qui se serait révolté, est massacré à coups de dynamite par le commis des affaires indigènes Fernand Gaud sur ordre de l’administrateur des colonies Georges Toqué. Le scandale révélé par la presse en 1905 fait un tollé à Paris et choque les députés. Tout cela se passe sous la IIIe République française (1870-1940) qui ambitionne une mission civilisatrice en Afrique. À travers cet événement, elle se comporte comme son voisin, le royaume belge, qui coupe des mains dans l’État indépendant du Congo à ceux qui essaient de soustraire à la récolte du caoutchouc.

Cela conduit, sous la pression du Parlement, à rappeler l’explorateur Pierre Savorgnan de Brazza en urgence d’Alger pour enquêter au Congo sur l’état des colonies. Cet ancien officier de marine, fondateur de Brazzaville, est loué pour son honnêteté et son refus de la violence (à l’opposé de Stanley). Il présentera un rapport terrible sur la condition des populations. Emporté par la maladie pendant son investigation, Brazza n’assistera pas à l’abandon de la vérité par le ministère des Colonies. Enterré secrètement, il faudra attendre plus de 110 ans pour que son rapport soit redécouvert par la bande dessinée.

La genèse d’un album qui réveille l’histoire
En 2014, Tristan Thil apprend que son ami éditeur Dominique Bellec va publier un livre sur un dossier réputé « disparu » à la suite de la dernière expédition de Brazza. Intrigué par son côté inédit, le scénariste voit immédiatement la richesse narrative de cette enquête. « Il y avait une belle matière pour écrire un récit original avec un personnage romanesque. Le sujet de la colonisation m’intéressait depuis longtemps et je voulais mettre un coup de projecteur sur cette zone d’ombre. Le rapport Brazza apporte une vision complémentaire de l’histoire coloniale tout en rétablissant la vérité pour les pays victimes de la colonisation », dit-il. Les éditions Futuropolis, connues pour la qualité de leurs BD-reportages et leurs fictions historiques, s’engouffrent dans le projet Congo 1905, qui n’est pas sans rappeler Au Cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Elles font appel à Vincent Bailly, un dessinateur qui a fait ses armes dans l’excellente Coupure irlandaise scénarisée par Kriss sur le conflit nord-irlandais. Il faudra plus de deux ans de travail pour que le duo retranscrive cette aventure dans Congo 1905 parue en juin dernier.
Des dessins et une approche qui rendent bien les réalités d’une époque
Ce récit d’un voyage qui tourne mal raconte comment Brazza et son équipe enquêtent au Gabon, dans l’Oubangui-Chari, et dans le Congo français. Ils y ont découvert une sordide réalité. Les femmes et les enfants sont enlevés pour obliger les hommes à travailler pour les compagnies européennes. Plongé dans l’enfer des colonies, le lecteur est immergé dans un monde impitoyable où la vie des Africains colonisés n’a aucune valeur. Les dessins de Vincent Bailly offrent une vision fascinante de ces régions du continent noir. Sa maîtrise des couleurs ajoute une touche de magie et de mystère. « Je voulais explorer une époque et la retranscrire le plus fidèlement possible, témoigne le dessinateur. J’ai rassemblé tout ce que je pouvais trouver sur le sujet. La recherche est très motivante pour moi qui affectionne les récits historiques », dit-il. Il faut dire que la question du réalisme était centrale pour les deux auteurs. Ce qui conduit le scénariste à ajouter : « J’ai été très pointilleux sur l’exactitude des choses, car ce terrain de recherche était presque vierge. » Par ailleurs, grâce à son sens du rythme et de la narration, le documentariste a condensé avec un certain talent une expédition de plusieurs mois en 120 pages.

De l’importance de la critique
L’appareil critique fourni à la fin du livre entre Dominique Bellec, Tristan Thil et l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch offre une réflexion passionnante sur l’état de l’Afrique actuelle. Le rapport Brazza témoigne d’un système d’oppression et d’exploitation des ressources mis en place dès le début de la colonisation. « Au lendemain de la Conférence de Berlin [où l’Europe s’est partagé et a divisé l’Afrique entre 1884 et 1885], explique Dominique Bellec, le bassin du Congo devient un des premiers lieux d’expérimentation pratique des logiques du libre-échange pour les puissances occidentales qui s’inscrivent de plus en plus dans une logique d’exploitation capitaliste. Tous les enjeux qui se nouent dans cette région-là et qui se déploient depuis vingt ans au moment où Brazza revient au Congo sont effectivement à la naissance de ce qui va devenir le mode de fonctionnement économique entre les grandes puissances occidentales au cours du siècle suivant. » De fait, l’enquête menée pendant quatre mois raconte la matrice de l’exploitation par le secteur privé des ressources africaines au détriment des populations locales.
Sinon, revenons au personnage de Brazza. Né en 1852, Pierre Savorgnan de Brazza est un marin qui a atteint le fleuve Congo en 1880. Il a noué une alliance avec le roi des Tékés, Illoy Ier, permettant ainsi à la France de s’installer au Congo. Il en deviendra le premier commissaire général en 1885, mais l’Italien naturalisé français est rapidement évincé devant son opposition au régime des concessions européennes que le ministre des Colonies souhaite instaurer sur un modèle similaire à la Belgique. « Brazza est, à son époque, un personnage très populaire, rappelle Tristan Thill. C’est un héros du roman national qui incarne une colonisation soft, à la française, porteuse des valeurs républicaines de liberté et d’égalité. Surnommé l’ami des Noirs, il rêve d’une belle colonie où la France apporterait civilisation, progrès et humanisme », poursuit-il. Cette vision de la colonisation à la papa est bien retranscrite dans l’album grâce aux dialogues et à la psychologie des protagonistes qui prônent la mission républicaine de la France. Alors que Brazza fit tout pour changer la situation, la bande dessinée met en avant le cauchemar de l’explorateur face à la transformation du Congo, vingt ans après son départ.

Congo 1905 : la colonisation dans ses dimensions les plus cruelles
À l’inverse du plus célèbre héros du 9e art, Tintin, Congo 1905 n’hésite pas à montrer la réalité de la colonisation dans ce qu’elle a de plus terrible. Viols, enlèvements, pillages : la France se comporte comme son voisin belge. Malgré des séquences difficiles présentées, on sent que les auteurs se sont retenus dans la représentation de la violence. « Nous ne voulions pas en faire l’économie, mais nous ne voulions pas être complaisants », explique Vincent Bailly. « Notre sujet, c’était l’enquête, même si les images violentes sont toujours impressionnantes », ajoute-t-il.
Brazza ne sera pas un témoin direct de la maltraitance, mais il récoltera de nombreuses confessions. Beaucoup de fonctionnaires dénoncèrent anonymement des abus et des massacres. « Je souhaitais que nous allions progressivement avec la violence, explique Tristan Thil. Plus Brazza s’enfonce dans la forêt, plus la tension monte. J’ai donc condensé toutes ses exactions qui, malheureusement, se ressemblaient toutes dans une double page où le spectateur voit la réalité de ce qui se passait au Congo », poursuit-il.
Le récit offre un parallèle poétique entre sa mort et la fin de son utopie africaine. Enterré en Algérie, il sera inhumé en 2006 à Brazzaville dans un mémorial portant son nom financé par le gouvernement congolais à la hauteur de cinq millions d’euros. Pas sûr que Brazza aurait voulu ce faste et terminer dans un mausolée à sa gloire.
Originally posted 2018-09-06 03:09:44.