Autrefois, la frontière entre le Sénégal et le Mali était source de vie. La Falémé, qui s’étend sur plus de 650 kilomètres entre les deux pays, approvisionnait en eau et poissons les villages le long de ses rives. En saison des pluies, les populations pratiquaient le maraîchage et l’agriculture. Pendant les mois de sécheresse, elles se tournaient vers l’orpaillage artisanal à petite échelle, munies de bassines et de calebasses.
« L’eau est polluée »
Mais l’expansion de l’exploitation aurifère dans la région a chamboulé le quotidien des riverains. Dans la zone de Saraya, dans le sud-est du Sénégal, la ruée vers l’or commence au lever du soleil. Sur des motos, tricyles, et parfois même à vélo, des jeunes hommes traversent les chemins sablonneux des paysages de savane. Équipés de simples pelles, piques et sceaux, ils viennent parfois de loin pour essayer de trouver la pépite d’un avenir meilleur. Mali, Guinée, Burkina Faso…la région de Kédougou rassemble aujourd’hui plus de 20 nationalités. Et voit son environnement se dégrader.
Souleymane Keita se souvient avec nostalgie d’un temps où « l’eau de la Falémé était buvable » et « produisait beaucoup de poissons ». Le jeune enseignant, originaire du village frontalier de Sansamba, accuse des entreprises étrangères et une partie de la population locale de polluer le fleuve via un orpaillage irrespectueux de l’environnement. « La population vit à l’agonie. L’eau est polluée, il y a du cyanure, du mercure, et ça peut impacter même nos forages au niveau des nappes phréatiques », déplore-t-il.
Atout ou facteur de vulnérabilité ?
L’orpaillage représente certes un atout économique pour les populations de la zone. L’activité génère des dizaines de milliers d’emploi, et un gain potentiel qui dépasse les revenus issus de l’agriculture vivrière.
« Cet argent permet aux communautés de subvenir à leurs besoins de base, et dans une certaine mesure il y a une amélioration de leurs conditions de vie », affirme Paulin Maurice Toupane, chercheur à l’Institut d’études de sécurité (ISS) à Dakar.
« Mais l’orpaillage a aussi des conséquences énormes sur l’environnement, la santé des acteurs et sur le plan social. A moyen et court terme, si des mesures ne sont pas prises pour essayer de limiter les conséquences, la tendance va se renverser. Au lieu que l’orpaillage soit une opportunité, il va devenir un facteur de vulnérabilité pour ces communautés qui vivent dans les zones aurifères », prévient-il.
Menaces sur la santé
Plusieurs études ont déjà révélé la présence de métaux lourds dans les écosystèmes de la région de Kédougou, l’épicentre de l’orpaillage au Sénégal. Des analyses scientifiques menées autour de la mine de Bantaco en 2021 faisaient état d’une présence importante de mercure, plomb et cadmium dans les eaux de puits et de ville.
« On a retrouvé des taux jusqu’à 300 fois supérieurs aux doses recommandées par l’OMS », explique le Dr Fode Danfakha, qui était jusque récemment médecin chef de district à Kédougou. Il évoque aussi une présence dangereuse de métaux lourds dans l’organisme des 16 personnes et 21 moutons souffrant de troubles neurologiques et ayant fait l’objet de prélèvements.
Pour la Falémé, peu de chiffres sont disponibles. Pourtant, l’enjeu est de taille : il s’agit du principal affluent du fleuve Sénégal, le 2e cours d’eau le plus important d’Afrique de l’Ouest.
Selon un échantillon prélevé par la BBC, et analysé dans un laboratoire à Dakar, la concentration en mercure dans la Falémé serait plus de deux fois supérieure à la norme sénégalaise. En ce qui concerne le cyanure, les techniques d’analyses sont complexes, coûteuses et difficiles d’accès au Sénégal. Mais son utilisation est courante dans l’extraction de l’or.
« Aujourd’hui avec le cyanure déversé là-bas, on ne peut plus pratiquer ces activités économiques, ce qui va rendre les populations encore beaucoup plus pauvres », regrette le Commandant Mamadou Gaye, inspecteur régional des Eaux et Forêts de Tambacounda.
Au-delà des études scientifiques, l’aspect opaque et orangé ainsi que des problèmes de santé avaient depuis longtemps détourné les populations de son usage.
« Avant, on disait que l’eau n’a pas de couleur. Mais quand tu demandes à nos enfants, ils diront que l’eau du fleuve n’a qu’une seule couleur. C’est rouge douze mois sur douze », regrette Souleymane Keita. Les villages riverains dépendent désormais de l’eau de forage, qu’ils doivent parfois acheminer depuis d’autres localités.
Prise de conscience ?
La pollution de la Falémé est bien connue du gouvernement. Lors d’une prise de parole à Tambacounda en décembre 2022, le Président sénégalais Macky Sall a même fustigé « le déversement de cyanure et de mercure » dans la Falémé par des utilisateurs « mus par la recherche du gain facile ». Le ministère des mines évoque un projet pour que « l’exploitation de l’or soit réalisée sans pour autant utiliser ces substances nocives » via notamment des « techniques de gravimétrie ». Par ailleurs, le Sénégal et le Mali « sont en train de trouver une solution pour limiter l’exploitation sur le site » de la Falémé, assure Lamine Diouf, le directeur du contrôle et des opérations minières au sein du Ministère.
Mais, au niveau des villages, les habitants se sentent délaissés. « Cette brave population se bat tous les jours pour avoir une vie meilleure. Les gens ne viennent pas au soutien », fustige Souleymane Keita, qui est membre de l’Association des jeunes pour la protection et le développement de la Falémé (AJPDF).
« Quand vous parlez du côté Sénégal, il faut aussi faire la même chose côté Mali, et réunir les populations est une difficulté. Au niveau des autorités, on ne se sent pas accompagné dans ce sens-là », poursuit-il.
Les forces de défense et de sécurité auraient été chargées de prendre à bras le corps le problème de la Falémé. Mais, l’étendue de la zone frontalière, son manque d’accessibilité, et les nombreux autres problèmes de trafics dans la région sont autant d’obstacles à la concrétisation de ces mesures.
« C’est une catastrophe écologique », déplore le Commandant Mamadou Gaye.
« On essaie de faire de la répression pour arrêter les gens qui sont en train de faire ces activités et les traduire en justice, mais ce n’est pas suffisant. Le problème est arrivé à un niveau où il faut des mesures très fortes pour nettoyer définitivement le fleuve et suivre avec des mesures de répression », poursuit-il.
« L’autre aspect qui rend le travail difficile est que le fleuve est partagé entre le Sénégal et le Mali, donc si les gens exploitent au niveau du Mali, ça ne vaudra rien, l’eau n’a pas de frontière ».
Une activité opaque
Sur place, les forces de l’ordre sont réticentes à la présence de journalistes. La police et les autorités locales évoquent des risques de sécurité et demandent des autorisations préalables pour se rendre dans les villages riverains. Notre reportage a été coupé court, et la gendarmerie de Saraya a pris une déposition.
Il n’existe pas de chiffres officiels recensant les sites informels et semi-artisanaux le long de la Falémé. Selon Paulin Maurice Toupane, il y aurait plus de 200 sites informels dans l’ensemble de la région. Des chiffres qui pourraient être bien plus élevés. Autour de la Falémé, les habitants dénoncent des octrois opaques, impliquant parfois des ressortissants chinois. Le dragage à même le lit du fleuve contribuerait également à sa destruction, selon plusieurs membres de l’AJPDF.
« Ils utilisent une machine pour plonger dans l’eau et creuser, chercher de l’or », explique Souleymane Keita. « Ça fait des trous qui représentent un danger pour les populations, pour les enfants. »
De son côté, Kama Dansokho déplore la présence de sites irréguliers et d’exploitants « qui n’ont pas tous les papiers ».
« Je ne sais pas ce qui se passe, mais on les laisse travailler, ce qui n’est pas bon », soupire-t-il.
Un agriculteur originaire de Sansamba, qui a souhaité garder l’anonymat de peur de représailles, dit avoir perdu les ¾ de sa surface agricole en raison de la propagation des sites d’orpaillage. Une perte de rendements qui impacte la situation économique de sa famille. Quant aux sites d’orpaillage laissés à l’abandon après extraction, ils nécessitent des moyens importants pour être réhabilités. « On ne peut plus les cultiver, car le sol n’est plus fertile », explique l’agriculteur.
La pêche, largement pratiquée dans les cours d’eau au Sénégal, est devenue inexistante sur la Falémé pendant une grande partie de l’année. Le nombre de poissons dans le fleuve aurait commencé à décroître dès les années 2010, début de la ruée vers l’or. Mais, « depuis 5 ou 6 ans, il n’y a plus de poissons », déplore Kama Dansokho. « Pour l’instant, les gens se débrouillent, mais dans 10 ans, plus rien ne va fonctionner dans la région de Kédougou, que ce soit l’agriculture ou la pêche », alerte-t-il.
Défis sécuritaires
Une précarité qui renforce les inquiétudes sécuritaires. Car l’expansion des groupes extrémistes au Mali laisse craindre une arrivée sur le sol sénégalais. Un risque accentué par l’attrait des sites d’orpaillage et une jeunesse désœuvrée. Un rapport du Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) publié en février indiquait que « l’espoir de trouver un emploi constitue le principal moteur du recrutement » des groupes armés.
Si pour l’heure, la criminalité dans la région se limite surtout aux trafics, banditisme et autres coupeurs de routes, l’État sénégalais prend d’ores et déjà des mesures préventives pour faire reculer la menace terroriste et préserver l’«exception sénégalaise ».
Depuis 2016, l’État a investi 32 milliards de francs cfa dans un Programme d’Urgence de Modernisation des Axes et Territoires Frontaliers (PUMA), afin de créer de l’emploi et renforcer les infrastructures. Sur le plan sécuritaire, « il y a une politique d’implantation des unités au niveau national. Particulièrement dans les zones sensibles frontalières, il y a le maillage territorial qui est réel, et qui se développe toujours », indique le Général de brigade Wagane Faye, consultant pour l’ONG Partners West Africa.
Autour de la Falémé, les populations malienne et sénégalaise se côtoient depuis des générations et partagent des identités culturelles. Mais des tensions récentes, liées notamment à l’exploitation aurifère dans la Falémé, rappellent que la destruction de l’environnement et la chasse aux ressources peuvent être précurseurs de violences.
« Chaque fois qu’il y a les coupes abusives de forêt, au fur et à mesure la pluviométrie aussi va diminuer. Et quand ça diminue; ça va donner la pauvreté. Dès que la pauvreté s’installe dans un milieu il faut s’attendre au banditisme. Et le banditisme c’est ce qui se termine par ce qu’on appelle le terrorisme », s’inquiète Kama Dansokho.
Son association organise régulièrement des sessions de sensibilisation, mais aussi des journées de reboisement et de dialogue avec les populations pour « les réveiller sur le sens de la nature ». Mais leurs moyens d’actions restent limités. « Ce n’est plus la population qui pose problème, il y a maintenant d’autres personnes qui sont plus puissantes que nous, auxquelles on ne peut même pas s’adresser », affirme Souleymane Keita. « La jeunesse est engagée et la communauté est engagée. Nous lançons un appel à toutes les bonnes volontés et aux deux États, pour sauver ce fleuve qui nous a vu grandir », conclut-il.
Maria Gerth-Niculescu
Role,Pour BBC Afrique