Partis de la presqu’île de Crozon le 31 août dernier, dix-sept jeunes Français voguent vers le Panama à bord de deux voiliers. Leur objectif : rejoindre en janvier les Journées mondiales de la jeunesse (JMJ), qui se tiendront du 22 au 26 janvier 2019 autour du pape François. Ils ont été rejoint par un troisième voilier, Estran, avec à bord un couple et leurs trois enfants. Carnet de bord, épisode 2.
Le 18 novembre 2018,
Mindelo (Cap-Vert),
Estran longe la mangrove verte qu’illumine un soleil de plomb. Alors que je montre à Victoria-Louise un héron qui marche gracieusement au bord du Sine Saloum, nous apercevons, au loin dans la savane, trois femmes. Un gros panier sur la tête, elles doivent rejoindre un village. Un bébé endormi dans le dos, elles sont à l’image du Sénégal : un don. « Je ne me suis jamais sentie aussi bien accueillie alors que jamais je n’avais jamais séjourné chez des gens aussi pauvres », nous a partagé Blandine, de retour du week-end que nous avons passé dans des familles de Dakar.
Manœuvres périlleuses et hospitalité
Ils ont peu, mais donnent tout. Il suffit d’ajouter du riz et des poissons, vous expliquerait Marie-Thérèse, dans la simplicité de son rire lumineux. À la sortie de la messe dominicale de Mar Lodge, elle a invité la vingtaine que nous étions à déjeuner. Pendant que Baptistine caressait le chevreau caché dans la maison le temps que sa mère paisse le troupeau (la veille un autre chevreau avait été mangé par les cochons), nous avons préparé les légumes, écaillé les poissons et cuit le riz dans la cour avant de nous asseoir autour de trois grands plats qui nous ont régalés.
Les salutations des jeunes professionnels chrétiens de Dakar résonnent encore à nos oreilles : « Paix et joie ! ». Un retentissant« Amen ! » y répond. Nous les reprenons souvent entre nous : « Paix et joie ! Amen ! Paix et joie ! Amen ! ». Écoutez-les… Laissez-les entrer en vous un instant. Paix et joie. Entendez-vous la multitude d’oiseaux, dans le jour qui se lève sur le monastère de Keur Moussa ? La kora a chanté les dernières notes des matines, douces et inspirantes, et ils prennent la relève jusqu’aux laudes. Paix et joie ! Voyez la beauté de ces femmes, dont les robes du dimanche si élégantes ont fini par habiller bien des équipières de nos voiliers. Paix et joie… La simplicité du quotidien aussi, de l’instant présent.
Loin de nos prévisions stratégiques et de nos emplois du temps bien réglés, les Sénégalais nous ont frappé par leur disponibilité. Disponibilité à l’imprévu, et surtout à l’autre. Y compris quand il faut amorcer une manœuvre de déséchouage au milieu du fleuve ! En remontant après Estran, Exultet s’est ensablé. Après plusieurs tentatives infructueuses, Thierry a piloté lundi 5 novembre au matin la manœuvre de la dernière chance, tout droit adaptée de Tabarly : deux pirogues colorées ont tiré Exultet par son avant pendant qu’Estran, stationné entre des casiers de crevettes, le couchait.
Le moteur à 2000 tours/minute, Estran forçait tellement que le winch (petit treuil à main, nde) auquel nous avions amarré la drisse tirée du haut du mât d’Exultet craquait. Manœuvre périlleuse, mais manœuvre réussie ! Tranquillement escortés par une pirogue, les voiliers ont salué une dernière fois le Sénégal qui a tant interpellé notre équipage.
Le moral au fond des gamelles
« Tu peux me passer une clef de 5 et demi s’il-te-plaît ? » La voix de Marie-Charlotte me ramène au cockpit d’Exultet. Avec Aymeric, Manon et quelques autres, elle démonte et remonte un à un les winchs du voilier pour les nettoyer avant la transatlantique. Les winchs sont indispensables pour démultiplier notre force lorsque nous réglons nos voiles. Au fil des navigations, le sel s’y accumule et durcit les roulements, donc les manœuvres, et ils risquent de s’abîmer.
Rejoignant Exultet pour la transat’, j’ai laissé hier matin Kêr Maï à ses projets d’intendance. Blandine et Clémence ont ouvert chaque cale du bateau, vérifié chaque tiroir. L’espace disponible limite la quantité de chaque produit stockable. Pour ne pas manquer pendant nos deux ou trois semaines de traversée, il faut compter subtilement, en fonction des goûts et appétits de chacun. Vous seriez étonnés de voir combien la consommation de lait varie avec les équipages ! Nous devrions pêcher assez de poisson pour en profiter régulièrement mais la plupart des fruits et légumes se conservent assez mal à bord à cause de l’humidité et, rapidement, nos papilles devront se contenter de boîtes de conserves.
Entre équipages, les échanges culinaires vont bon train : le moral est au fond des gamelles. Fouetté pendant la cuisson, le porridge est plus mousseux. Agrémenté de raisins et autres fruits secs ou de chocolat, il propose un très bon petit déjeuner de marin. Le carnet de recette de Philippine est aussi tout commenté des réactions de son mari aux plats qu’elle cuisine. J’ai trouvé parmi ces belles marques d’attention le précieux sésame : une recette de pain délicieuse. Un premier pas vers un grand défi d’Exultet : manger du pain au milieu de l’Atlantique, sans four à bord.
Soulevée dès nos préparatifs, la question est restée en suspens grâce au rythme de nos escales qui nous permettait de nous ravitailler régulièrement en pain frais. Hier midi, ouvrant la cocotte minute, nous avons obtenu une petite boule de pâte écrue toute rabougrie. La moue dubitative de Thierry s’est bien vite éclairée quand nous y avons découpé une tranche moelleuse. Victoire ! Nous peaufinerons la technique, mais nous pouvons lancer l’avitaillement en farine et levure.
Tout quitter « pour de vrai »
Le mouillage calme de Mindelo abrite ainsi trois petites fourmilières. Trois petites qui veulent voguer vers une même destination : la sainteté. Notre communauté gagne en profondeur, grâce à la prière commune que nous maintenons et aux temps que nous partageons. « Nous pouvons avoir des fous rires ou de grandes discussions sur un sujet précis. Pendant les quarts de nuit et les temps moins occupés, nous avons aussi le temps de prendre le temps. Nous raconter nos vies, c’est encore une manière de nous rencontrer que nous offre la navigation », se réjouit Héloïse.
Le temps de nos navigations au Cap-Vert, nous avons aussi accueilli Jules, un jeune voyageur français en quête de Dieu. Juste avant le grand départ, sa générosité et son ouverture d’esprit nous ont rappelé combien l’attention à l’autre est importante. « Il y en a Un qui nous mène », conclut Manon d’un air entendu. Comme Henri, elle a reçu ce matin le scapulaire du Mont Carmel.
La bienveillance de chacun fait place à l’unité de l’équipage, que nous recherchons sans cesse. Notre transat’ « arrive enfin, après en avoir tant parlé », s’enthousiasment Mathilde, Henri ou Aldric qui en rêvaient. Tout quitter « pour de vrai », se retrouver face à soi-même, et face à l’océan. Une invitation unique, nous a rappelé le père Guillaume Antoine qui nous a accompagnés dans ce départ. Symbolique soleil que nous verrons se lever chaque matin et se coucher chaque soir, invitation à l’espérance, à l’impatience du tête-à-tête avec Dieu là-haut. « Vivez dès ici-bas en ressuscités », nous a-t-il exhortés.
Nous avons bien hâte de nous retrouver après ce temps fort en équipages. Un peu peur aussi, peur que tout se passe trop vite, et notre joie se teinte parfois un peu de la nostalgie de savoir qu’aux abords des Caraïbes, c’est le début de la fin du pèlerinage qui s’annoncera. « Si les voiliers quittent nos escales à des moments différents et empruntent des routes bien distinctes, nous arrivons toujours presque en même temps », se réjouit Tristan. Un beau symbole : après ces 5 mois d’une vie, nous ne nous perdrons pas de vue.
En ce début d’après-midi, Kêr Maï ouvre le bal et s’élance vers le large. Exultet et Estran ont choisi d’attendre mardi. Au revoir Kêr Maï, que le Seigneur te protège sur la route où veillera ton ange. Que la Vierge te montre le chemin des étoiles, où nous nous retrouverons bientôt. Que la Vierge te montre le chemin des Antilles, où nous nous retrouverons bientôt.
Paix et joie !
Originally posted 2018-11-22 00:55:11.