Abdoulaye Harissou: «En Afrique subsaharienne, il y a 85 millions d’enfants sans identité»

Culture

En Afrique, il y a actuellement quelque 85 millions d’enfants qui ne sont pas inscrits à l’état-civil et n’ont pas d’acte de naissance. Ce sont « Les enfants fantômes », du nom de l’ouvrage publié il y a cinq ans chez Albin Michel par le notaire camerounais Abdoulaye Harissou et son collègue français Laurent Dejoie. Un film du même nom, Les enfants fantômes, vient d’être diffusé sur Canal Plus et LCP. Avec l’Association du notariat francophone, dont il est secrétaire général, Abdoulaye Harissou participe aujourd’hui au 17e sommet de la Francophonie à Erevan. Il témoigne au micro de Christophe Boisbouvier.

RFI : Pourquoi ce combat en faveur des enfants qui ne sont pas inscrits à l’état civil ?

Abdoulaye Harissou : Ce combat est un combat d’abord humanitaire, pour l’Afrique subsaharienne qui compte 85 millions d’enfants qui ne sont ni déclarés ni inscrits à l’état civil. Ce qui pose un réel problème pour ces enfants qui n’arrivent pas à terminer leur scolarité parce qu’il y en a qui vont pour la plupart à l’école sans acte de naissance jusqu’au CM2. C’est au CM2, en fin d’année, quand on commence à composer les dossiers pour passer les concours d’entrée en sixième, le certificat d’études, qu’on se rend compte que ces enfants n’ont pas d’actes de naissance. Et ces enfants ne vont pas à l’école, ils sont jetés dans la rue.

Cela veut dire qu’un enfant, qui n’est pas inscrit à l’état civil, est expulsé de son école ?

Il est expulsé naturellement de son école puisqu’il ne peut pas présenter les examens d’entrée en sixième ni les examens de CEP [Certificat d’études primaires]. Donc ses camarades vont en sixième, lui il n’a pas d’acte de naissance, il n’existe pas, il est invisible. Donc les parents, pour des raisons souvent pas importantes parce qu’ils parlent de distance pour aller dans les communes pour établir les actes de naissance. Il y en a qui disent qu’ils n’ont pas les moyens de leur établir les actes de naissance. Tout cela fait que ces enfants ou, pour les plus chanceux, se retrouvent dans le secteur informel, d’autres dans la mendicité et/ou dans les écoles coraniques. A côté de ça, il y a aussi un problème économique parce que toutes les statistiques que les Etats africains subsahariens font sont fausses.

Et alors pour un enfant qui n’est pas inscrit à l’état civil, c’est très compliqué aussi de trouver un emploi ?

Oui, des emplois normaux, évidemment c’est compliqué. On les prend comme des bonnes, on les prend comme des aides-chauffeurs, des motor-boys. On les prend au noir : quand ils n’ont pas d’acte de naissance, ils n’ont pas non plus de carte nationale d’identité à leur majorité. Donc ils peuvent travailler au noir. Et ils ne peuvent passer aucun concours administratif, ils ne peuvent pas être recrutés dans la police, ils ne peuvent pas être recrutés dans l’armée, etc.

Et pour se marier ?

Justement, pour les jeunes filles, cela favorise largement grandement le mariage des filles mineures.

Et pourquoi les jeunes filles qui ne sont pas inscrites à l’état civil se marient plus jeunes que les autres ?

Oui, évidemment parce qu’elles sont laissées à elles-mêmes. Elles ne vont pas à l’école. Un enfant qui ne va pas à l’école est à la maison. Elle n’a rien à faire à part aider sa maman aux tâches ménagères. Donc n’ayant rien à faire, les parents ont peur qu’elle aille vers la prostitution ou bien qu’elle ramène une grossesse. Donc les parents les envoient au mariage très vite.

Vous dites qu’il y a quelque 85 millions de petites et de petits Africains qui ne sont pas inscrits à l’état civil. Est-ce qu’un enfant qui n’est pas inscrit à l’âge de dix ans, à l’âge de 12 ans, peut encore s’inscrire ? Est-ce qu’il n’est pas trop tard pour rattraper le temps perdu ?

Il n’est pas trop tard parce que le droit civil leur permet d’obtenir des jugements supplétifs auprès des tribunaux. Or, c’est un parcours de combattant pour un paysan, une paysanne d’obtenir un jugement supplétif, il faut aller devant les tribunaux, il faut payer la consignation. C’est pour cela que, dans le livre, nous avons parlé d’organiser des audiences foraines gratuites, à grande échelle pour pouvoir déclarer, obtenir des actes de naissance à un maximum d’enfants. Nous l’avons fait en 2016 avec le concours de l’Unicef en Côte d’Ivoire, dans la région rurale de San-Pédro. Ça a marché, tous les enfants qui sont scolarisés dans la zone ont été inscrits parce qu’une loi coloniale permet au procureur de la République de signer une ordonnance qui permet aux enfants scolarisés de se faire enregistrer.

Donc vous voudriez étendre cette expérience d’audience foraine à tous les pays africains concernés ?

Tous les pays africains, parce qu’il y a des pays comme la RDC Congo où à peine 25% des enfants ont des actes de naissance, à cause de la guerre. Donc l’APF, Assemblée parlementaire de la Francophonie, l’OIF [Organisation internationale de la Francophonie] vont en faire un sujet majeur dans les actions qu’ils vont mener pour le mandat à venir.

Le mandat a priori de Louise Mushikiwabo…

C’est ce qui semble puisque le Canada a retiré son soutien à la secrétaire générale, madame Michaëlle Jean. Donc je crois que la voie est libre, la voie est balisée, elle est libre pour madame la ministre des Affaires étrangères du Rwanda.

Qu’en pensez-vous ?

Je pense qu’elle est à la hauteur, ayant été ministre des Affaires étrangères pendant des années dans un pays qui, quand même, réussit économiquement et qui sort d’un génocide. Elle a la capacité et les moyens intellectuels avec le soutien du président Kagame et de l’Union africaine. Je pense qu’elle pourra réussir son mandat.

Et vous, maître Harissou qui venait de passer trois ans en prison au Cameroun parce que vous êtes un proche de l’ancien secrétaire général, Marafa Hamidou Yaya, qui est tombé en disgrâce, est-ce que vous pensez que le Rwanda est le mieux placé pour défendre la démocratie et les droits de l’homme qui sont deux des grandes valeurs de la Francophonie ?

Oui, la question mérite d’être posée. Mais depuis la charte de Bamako, l’un des principaux objectifs de l’OIF, c’est de défendre les droits de l’homme. Regardez la procureur de la Cour pénale internationale, elle a été nommée au temps de Jammeh. N’empêche qu’elle fait son travail.

Fatou Bensouda, l’ancienne ministre de la Justice de Yahya Jammeh…

Je pense que le président Kagamé est quand même quelqu’un d’assez intelligent. Si aujourd’hui, il acceptait de présenter sa ministre des Affaires étrangères, il sait très bien qu’elle est le rôle que l’OIF doit jouer. Et il est assez intelligent pour lui laisser les mains libres.

Originally posted 2018-10-13 01:39:35.